Il faut aussi du temps
Desjardins

Il faut aussi du temps

On reprend là où ça s'était arrêté la semaine dernière, d'accord?

Nous disions: les ados et la culture. J'ajoutais: ça prend des passeurs. La famille, mais aussi l'école.

C'est ce qui m'intéresse ici: l'école, parce que c'est souvent l'occasion de réduire les inégalités.

Comme me le disait très justement un confrère: c'est avant tout dans la famille qu'on instille l'envie de savoir, d'apprendre, de découvrir. D'ouvrir un putain de livre, au moins de temps en temps.

Bien, d'accord. Mais qu'est-ce qu'on fait avec les autres? On les abandonne? Impossible. L'école doit servir à éveiller les sensibilités, et refuser de céder à la logique utilitariste qui veut qu'on y forme tristement de futurs payeurs de taxes.

Mais peut-être aussi vous demandez-vous pourquoi j'en fais une quasi-obsession, pourquoi j'ai écrit sur le sujet une bonne dizaine de fois? C'est tout simple. Mon idée de la culture est que cela rend parfois (pas toujours, mais parfois) un peu moins con. Mon idée, c'est qu'elle permet de développer le sens critique, de faire de nous des humains un peu plus… humains, justement. Plus empathiques, plus ouverts, tournés vers le monde mais aussi sensibles à l'univers qui grouille à nos portes.

Mieux encore, il y a dans le contact en profondeur avec la culture un art de vivre. Une rupture avec nos habitudes qui peut même faire office de sacré.

Nos quotidiens sont étourdissants. Nos repères se cristallisent et se liquéfient presque aussitôt. Nous sommes multitask, nous surfons sur 20 pages Web en même temps, nous twittons devant la télé et parlons au téléphone en roulant à vélo.

Tout cela est fort pratique pour le travail. Mais qu'est-ce qu'on fait pour vivre? Je veux dire pour être heureux, pour entrer en soi et meubler convenablement cet intérieur intime qui est là, en friche?

Lire un bouquin, s'asseoir avec les textes d'un album autre que celui de Lady Gaga et s'en imprégner. Regarder un film qui nous bouscule au lieu de nous reconduire en terrain familier. Fixer son attention sur une poignée d'acteurs sur scène pendant deux heures sans texter pour dire à tout le monde qu'on se fait chier ou que c'est génial: n'est-ce pas là une sorte de service essentiel qu'on se rend à soi-même?

Cesser de se projeter vers l'avant pour être ici, maintenant, est une condition pour accéder au bonheur. La culture nous apprend un peu ça, dans la mesure où elle nous force à être dans l'instant.*

Dans Le Devoir cette semaine, le psychosociologue Jean-Claude Wallach s'interroge justement sur les limites de la démocratisation de la culture.

Selon lui, la culture d'élite pour tous relève de l'utopie. Suis bien d'accord. Là où je ne le suis pas tout à fait, c'est lorsqu'il prétend qu'il faut s'adapter au langage des jeunes pour trouver comment leur parler de théâtre, que la culture doit apprendre à s'adresser à cette nouvelle génération du déficit d'attention.

Oui et non. Il faut des ouvres accessibles qui mènent aux plus difficiles. Mais pas revoir tout le corpus, et surtout ne pas se la jouer jeune. Yo?!

Mon idée, encore, c'est que nos parents – les baby-boomers – ont appris une culture classique qu'ils ont par la suite fait exploser. Mais c'est en connaissant cette culture-là qu'ils ont pu l'expurger pour fabriquer la leur. La dissidence se fait dans la connaissance, non?

Alors pourquoi jouer aux guidounes avec les jeunes? Pourquoi avoir peur d'imposer, pourquoi craindre qu'ils ne comprennent pas, et qu'ils décrochent?

Ce qu'il faut, c'est transmettre le goût, l'envie de savoir, même si celle-ci n'existe pas à la maison. Ce qu'il faut, c'est expliquer, c'est les exposer à la culture aussi souvent que possible. Ce qu'il faut, c'est de la qualité, mais de la quantité aussi, ce qui permet la variété nécessaire pour aller toucher les gens, et éveiller leur sensibilité. Ce qu'il faut, encore, c'est des professeurs de désir qui donnent envie de savoir, d'apprendre. Et il y en a. J'en connais.

Mais il faut aussi du temps. Les profs vont m'écrire: l'horaire est surchargé. Déjà, la semaine dernière, vous étiez plusieurs à me dire: 30 ou 40 minutes de culture par jour, en dehors du programme, sans objectif précis? Vous n'y pensez pas?!

Ben oui, justement, j'y pense. Et je pense que c'est là que réside la plus ahurissante absurdité dans tout cela. Je parle de culture comme d'un art de vivre, d'une vie intérieure qui se construit en marge de la course folle du monde, et on me répond qu'on manque de temps pour l'enseigner.

Là, j'avoue que le soupçon d'optimisme qui m'habite crisse un peu le camp.

CONTRITION – Des fois, j'écris des trucs en pensant que tout le monde va saisir. Pis non. Personne la pogne. Ou vous la pognez tout croche, et c'est sans doute ma faute. Tenez, l'autre jour, j'écris au sujet du concours du bar de danseuses Lady Mary Ann qui promet à la gagnante une paire de seins, et je déconne en parlant du journaliste du Journal de Québec qui semble insister à propos du peu de candidates présentes ce soir-là.

J'écris innocemment qu'"il a presque l'air déçu du peu de participantes", mais ce n'est pas innocent pour lui. Je le sais, il m'a appelé pour me le dire. Et si, généralement, j'aurais haussé les épaules en faisant "bof", je le comprends de freaker, même s'il imagine un reproche où, à mon avis, il n'y en avait pas vraiment.

Parce qu'ils sont nombreux à consommer le divorce, au Journal de Québec, entre leurs envies de journalisme et celles d'une direction qui carbure encore à l'écrapou, mais surtout à la pornographie de l'émotion et au divertissement. Ceux qui font leur métier honorablement en ont évidemment assez de vivre dans le mépris. Celui des autres journalistes, et celui de leurs patrons. De quoi alimenter le sentiment de persécution.

Donc, mes excuses si le commentaire portait à confusion. Et à moins d'une grosse bourde, journalistes du JdQ, je ne me moquerai plus de vous. Vos boss le font bien assez sans que j'en rajoute.

* Il y a aussi des vertus analogues dans le sport, autre grand négligé de l'éducation. On en reparlera.