Le mouvement pertétuel
Desjardins

Le mouvement pertétuel

Will et son ami Hand ont décidé de partir. En une semaine, ils vont dilapider une somme ahurissante d'argent en le saupoudrant d'un bout à l'autre du monde. Enfin, c'est leur plan. Avancer, toujours, ne jamais tenir en place en espérant que le mouvement perpétuel les mette à l'abri de l'inévitable douleur.

L'histoire est tirée de You Shall Know Our Velocity (Suive qui peut, en français), écrit par le San-Franciscain Dave Eggers, qui y fait la chronique d'une génération, mais surtout d'une culture. Culture qui n'est pas seulement l'affaire d'un groupe de gens d'un certain âge, mais d'une société.

Une société qui gratte ses bobos, qui fuit la réalité aussi souvent que possible pour ne pas avoir à chercher de solutions, parce que c'est plus simple ainsi.

Le roman, acheté en voyage, un peu par hasard, m'a d'abord énormément agacé avant que je me rende compte que le misérabilisme de son narrateur était vrai.

Vrai dans la mesure où il renvoie une image du monde qui est juste. Vrai, parce que ce qui m'énervait, ce n'était pas que je n'y croyais pas, au contraire. J'y croyais trop. Dans ce repli sur la douleur et la fuite en avant que raconte ce récit où cohabitent l'humour et le pathétique, je voyais le reflet d'un monde. Le nôtre. D'où mon agacement initial: comme l'impression de me retrouver devant le miroir, avec un bouton au milieu du front, ou pire, une cicatrice qui refuse de s'effacer.

Au lieu de cela, elle se creuse.

Un psychiatre entendu à la radio ce matin: l'espèce humaine n'a pas tendance à simplifier les choses, mais au contraire, elle complexifie, ajoute des sous-catégories…

Nous voilà au cour du problème. Au cour d'un malaise qu'on nomme assez peu souvent: un trop-plein d'informations à décoder, une overdose d'obligations, de règles, de petite morale.

Car oui, la contrainte existe dans cet univers dont on vante les multiples libertés, et pour plusieurs, elle est insoutenable.

Et là, il n'est pas question des suprêmement poqués, décrochés du système dans ce louvoiement de l'esprit qui l'empêche de se fixer où que ce soit. Non, il s'agit de tous ceux dont on dit qu'ils ont baissé les bras, qu'ils regardent couler leur vie avec indolence, laissant s'échapper les possibilités de famille ou de carrière comme le sable entre leurs doigts, et qui, pour toutes sortes de raisons, refusent.

Ils refusent la grosse job, le REER, le gym, le mariage et le voyage à Cuba dans un tout-inclus. Ils refusent TVA, Véronique Cloutier et Jean-Michel Anctil. Ils refusent le hockey (même pendant les playoffs), le char, le chalet, le golf… Tout ce qu'on considère comme conforme, quoi.

On leur dit qu'ils ne veulent pas prendre leurs responsabilités. Ils répondent qu'ils n'ont pas à vivre sous la dictature des ambitions d'autrui.

La vérité est probablement quelque part entre les deux.

Reste que les exigences du monde moderne sont ahurissantes, et on comprend que certains abdiquent devant elles. D'autant que même ceux qui adoptent en apparence un mode de vie standardisé refusent à leur manière la société.

"Nous vivons avec l'illusion qu'il faut oublier les choses. Qu'il nous faut les oublier pour pouvoir vivre, parce que c'est trop, nos fardeaux sont trop difficiles à porter, alors il nous faut nous auto-lobotomiser, au moins partiellement, chimiquement ou peu importe comment…" fait dire Eggers à un de ses personnages.

Ceux-là, je vous l'expliquais au début, décident de claquer une masse de fric en le dispersant aux quatre coins du monde, le principe étant de ne jamais cesser de bouger, ce qui évite de penser. Et, vous l'aurez compris, toute ressemblance avec notre quotidien est fortuite…

La lobotomie est organisée, elle est entrée dans la normalité, elle est une industrie qui se décline du pharmaceutique au divertissement de masse, quand elle n'est pas sous l'égide de l'État, en forme de loterie, d'alcool.

Est-ce si grave, docteur?

Oui et non. Tout dépend de notre capacité à ne pas vivre que dans la fuite, à réussir à cohabiter avec cette hostilité.

Une lectrice écrit à propos de la maternité: "Je suis certainement radicale, mais je ne peux pas jeter un nouveau-né dans ce monde perturbé, aliéné, qui n'a plus aucune valeur. Ce que je n'ai point moi-même, comment puis-je l'enseigner?"

D'abord, le simple fait d'avoir écrit ceci montre que vous avez des valeurs, cependant solubles dans la culture ambiante de consommation. Et après?

La vie n'a pas à être misérable. Suffit d'aborder le bonheur selon des termes qui ne sont pas ceux de la société, du commerce, sans non plus sombrer dans les clichés des fle-fleurs, des anges, et autres conneries nouvel-âgeuses.

Ce que vous pouvez enseigner à des enfants, à vos enfants si vous en avez un jour? La beauté des choses fragiles, un peu fêlées. L'indémodable satisfaction d'avoir fait de son mieux, d'avoir aimé convenablement. Que l'inutile est essentiel.

Mieux encore: que la vie n'a pas de service à la clientèle, que pour être heureux, il faut prendre le risque de ne pas l'être.

Cesser de bouger tout le temps, donc. Cesser de fuir. Parce que si le mouvement perpétuel nous préserve de la souffrance, il empêche aussi de saisir le bonheur quand il passe tout près.