Sport et philo
Desjardins

Sport et philo

Le plus dur, c'est de partir.

Dehors, le ciel est diluvien, aussi terne qu'un croque-mort. Il tombe des cordes. Comme si l'épaisse couche de nuages s'était grossièrement obturée d'un seul coup pour permettre aux trombes d'eau qu'elle trimbale, d'en haut, avec une gueule d'enterrement, de se déverser en un torrent.

En dedans, tout est bien. L'odeur de son corps. Les couvertures, le lit, le silence de l'hôtel où presque tout le monde dort. Sauf le type, à côté, qui beuglait dans son téléphone à 6h. Mais il s'est tu, et on n'entend désormais que la pluie qui cogne sur les fenêtres tandis qu'on enfile un short, un chandail, des espadrilles.

Puis on se glisse en frissonnant dans le matin froid et visqueux d'une San Francisco dégoulinante, grise et usée comme l'imper d'Humphrey Bogart.

Dans le lobby, le regard des autres lève-tôt permet de mesurer la portée du geste. Ils n'auraient pas l'air plus ahuris s'ils voyaient un morse débouler Hyde Street et tourner sur Sutter pour s'arrêter devant l'hôtel. Y s'en va courir là-dedans, ce con? Ben oui, Chose.

Sauf qu'après 15 minutes sous la flotte, vous regrettez de ne pas avoir de nageoires et l'épaisse peau d'un mammifère marin, ce qui serait plus pratique pour traverser les rues presque inondées et vous éviterait sans doute aussi de grelotter de la sorte.

Mais on s'y fait. À la souffrance, je veux dire. On s'habitue, le corps plie, poussé par la tête qui, elle, refuse d'abandonner.

Puis, au bout de 55 minutes, c'est fini. En même temps, le ciel s'éclaircit, le soleil chauffe soudainement le bitume et fait disparaître les flaques d'eau. Le levant explose, traverse les rues, jette des ombres partout ailleurs, découpe le décor pour le rendre irréel, parfait. Vous restez planté là, satisfait du tableau, trempé, devant le café où vous irez ensuite acheter votre allongé. Le vieil immigrant espagnol (on le devine aux images de Madrid et de Barcelone placardées sur tous les murs) derrière le comptoir éclate de rire en vous voyant entrer, mais il se reprend: You must be proud of yourself.

Ben oui, justement. Content de l'avoir fait, malgré tout. Et ne serait-ce que pour le lever de soleil, ça en valait la peine.

Si je vous raconte cette histoire, c'est que je vous avais promis, il y a de cela quelques semaines, qu'on ferait ici le pont entre sport et culture, tous deux vecteurs d'une meilleure éducation, mais surtout d'une plus grande richesse intérieure. Non pas comme des conditions au bonheur, mais comme des éléments facilitateurs. Voilà qui est fait. Car c'est ainsi, mesdames et messieurs, qu'il en va du sport comme de la culture et de l'éducation. On n'avance pas sans souffrir un peu, sans ramer, sans jamais rien sacrifier.

Cela s'appelle l'effort.

Le plus dur, c'est de partir, disais-je au départ. Éteindre la télé, ne pas changer de poste à la radio quand l'émission scientifique débute, prendre un livre qu'on considère difficile, en lire quelques pages, lentement, alors que tout va si vite. Comme on commence à courir par étapes: une minute de course, trente secondes de marche. Et ainsi de suite.

Répétons-le encore: le plus dur, c'est de partir. De s'éloigner du rassurant troupeau qui dort en marchant. Mais une fois qu'on a vu le ciel s'éclaircir une fois comme ce matin-là, on ne mesure plus l'effort selon ce qu'il nous en coûte, mais selon ce qu'il rapporte.

PHILO 101 – Qu'est-ce qu'on peut en écrire des niaiseries quand on tient chronique comme je le fais depuis maintenant presque huit ans.

Tenez, juste avant de partir en voyage, je vous disais souhaiter m'en aller très loin, dans une ville qui se préoccupe un peu plus des réalisations du maire que du maire lui-même… pour ensuite m'apercevoir que cette ville n'existe peut-être pas, finalement.

Devant quitter pour Barcelone, je vais sur le site Internet de la municipalité pour apprendre comment fonctionne son système de vélos en commun style Bixi, et voilà-ti pas le maire de la métropole catalane en train de serrer des mains ici, de couper un ruban là: partout, des photos du maire dont je me contre-saint-ciboirise, et pas un peu.

L'infâme volcan islandais ayant fait son sale boulot, nous nous sommes cependant retrouvés devant un vol annulé, et la sombre perspective de rentrer au bureau lundi plutôt que de gambader à l'ombre de la Sagrada Familia. Nous avons donc choisi de partir ailleurs comme on claque du fric quand la transmission du char rend l'âme: parce qu'il le faut. Direction, une ville que nous aimons, vous avez deviné: San Francisco.

Escale à Philadelphie, dans les corridors de cet aéroport un peu déprimant: des photos grandes comme ça du maire qui nous souhaite la bienvenue dans SA ville. Une fois à destination, c'est le maire Gavin Newsom qui nous fait les mêmes voux tandis que nous attendons nos valises devant le carrousel.

En entrevue la fin de semaine dernière dans La Presse, Lucien Bouchard condamnait le spectacle de la politique et de ses artisans qui courent les émissions de variétés pour se faire du capital de sympathie, mais du même souffle, déplorait que le premier ministre du Québec qu'il était n'ait pas pu lui-même choisir l'architecte qui construirait la Grande Bibliothèque de Montréal.

Pourtant, toutes ces manifestations relèvent de la même vanité. L'envie de se voir.

À l'époque de Lucien Bouchard, dans sa conception du monde, les politiciens se prolongeaient dans les édifices qu'ils faisaient construire ou, quand ils mouraient, dans les autoroutes auxquelles on donnerait leurs noms.

Dans cette époque-ci, qui vit dans l'instant, dans l'immédiat, on se prolonge en affiches, en images, en émissions de télé, en points de presse flamboyants qui seront vus tout de suite.

Vanité, disais-je, et en même temps, c'est de cet angle-là que s'observe le monde pour notre société emmurée dans son quotidien, son ordi, sa télé: dans sa représentation. Peut-on vraiment en vouloir aux politiciens de se pointer là où le monde entier regarde?

Rappelez-vous votre cégep, rappelez-vous Platon.

Si nous préférons librement le spectacle des ombres au fond de la caverne plutôt que de nous retourner pour voir ce que tout ce monde fait autour du feu parce que c'est plus confortable ainsi, parce que c'est moins difficile, à qui la faute?