Quelque chose à dire
Desjardins

Quelque chose à dire

Quelle possibilité d'une vie intérieure nous reste-t-il si nous sommes sollicités en permanence?

Ce n'est pas un sujet de thèse, ni rien: je pose la question. Je demande, sachant qu'en critiquant l'époque et la technologie, on s'embourbe inévitablement, les bottes à vêler aux pieds, pataugeant dans les ornières boueuses laissées par les roues des vieux tracteurs réacs.

Faque, je demande, et ne m'en prends ni à la techno ni à l'époque, mais au genre humain. Je m'en prends à la nature et son besoin de tout combler, de tenter d'étouffer cette bulle d'air qui monte au cerveau et qui, quand elle fait pop, donne soit de la folie, soit du génie, ou les deux.

Comment fait-on? En remplissant le temps, tout le temps. En compressant l'ennui qui fait peur, comme si s'ennuyer, c'était mourir un peu.

Voyez. Lundi, au coin Henri-Bourassa et des Sumacs, une jeune fille attend de pouvoir traverser la rue. Cela fait bien 30 secondes qu'elle poireaute là, elle n'en peut plus, fait glisser l'écran de son portable, tape un texto et l'expédie. L'opération n'a pas pris 15 secondes. Des messages comme celui-là, les ados et les jeunes adultes s'en envoient des dizaines, voire des centaines tous les jours, dans une sorte d'incessant babillage qui, précision, n'annonce pas l'apocalypse, mais participe au bruit de fond de plus en plus oppressant des sociétés civilisées.

Et les plus vieux ne sont guère mieux.

Autre théâtre, phénomène semblable, sur une terrasse, quelques jours plus tôt, tous ces gens assis les uns en face des autres, leurs téléphones "intelligents" devant eux, sur la table, l'écran bien en vue. Régulièrement, leurs mains se tendent vers les petites bêtes afin qu'ils puissent consulter leurs cristaux liquides comme des oracles les entrailles d'un oiseau. Ils répondent à des textos sans même s'excuser à la personne devant eux qui leur parle, et qui ne semble pas s'en formaliser non plus. Elle en profite pour prendre ses messages, anyway.

Banal, vous dites? Exactement. La scène n'a rien de spécial ni de révoltant. C'est un instantané de ce que nous sommes, c'est le portrait d'un monde où l'espace entre les choses se raréfie.

Ces gens qui compulsent des téléphones comme des chapelets, qui alimentent une conversation ininterrompue avec les autres, à laquelle on ajoute les préoccupations domestiques, la télé, la radio, la pub, le bruit des villes: que leur reste-t-il comme espace libre afin que la pensée s'y déploie un peu, pour qu'elle se perde et s'attarde sur le chemin du retour?

De moins en moins.

À l'époque du multi-tasking – et tandis que j'écris ceci, j'aurai moi-même consulté mes comptes Twitter et Facebook au moins 10 fois -, nous vivons dans un état de fébrilité qui est à la fois excitant, passionnant, mais aussi étourdissant.

Il y a quelques années déjà, j'ai écrit une série de chroniques qui portait sur la multiplication des gens qui avancent dans la vie les écouteurs fichés dans les oreilles. Au bout de quelques entrevues, d'échanges avec les lecteurs, je me suis aperçu qu'au-delà de la coupure avec le monde, ils en profitaient pour laisser la musique les pénétrer, et cela leur permettait d'entrer en eux.

Oui, ils se soustrayaient à leur environnement, mais ils s'évadaient aussi de l'agression permanente des musiques obligées des lieux publics, du bruit… et des gens qui parlent au cellulaire dans l'autobus.

Pour certains, la musique servait aussi de véhicule pour penser. À tout, à rien, divaguer.

C'est ce que j'entends par vie intérieure. Un début de spiritualité, peut-être, mais surtout une autre intelligence. Pas pratique, pas fonctionnelle, mais humaine. Un discours avec soi-même qui nous permet de mettre nos idées en place, de faire de l'ordre dans nos têtes, mais nous rend aussi vulnérables.

Voilà: se taire, c'est plonger en soi, c'est regarder le long ruban de ses pensées, ses envies et ses angoisses se dérouler sous ses yeux. C'est vrai, c'est mourir un peu. Pas d'ennui, mais de peur, sans doute.

Mais au moins, après, ça fait quelque chose d'intéressant à raconter, pour faire changement.

PLUS C'EST PAREIL – On a fait bien des blagues avec les textos et le chat, mais surtout, on a amplement freaké à propos de l'influence prétendument néfaste que ce langage fait d'abréviations, de mots tronqués ou carrément massacrés aurait sur la qualité du français écrit chez les jeunes.

Sauf que plus ça va, et plus on s'aperçoit du contraire.

En fait, dans une récente étude que m'a fait connaître Caroline, dont je glane les trouvailles qu'elle partage sur Twitter (parce que c'est fort utile, aussi, les réseaux sociaux), on apprend que les plus grands utilisateurs de ce nouveau langage sont les filles avec les meilleures aptitudes en écriture.

L'étude est minuscule, pas assez sérieuse pour qu'on parle d'un résultat vraiment probant, mais elle annonce que le monde change, et ne change pas.

C'est-à-dire que les filles, au lieu de s'échanger des ti-papiers en langage semi codé pour raconter qu'elles fantasment sur le beau Philippe, ben elles s'écrivent des textos.

Au moins, on peut s'appuyer sur ces petites certitudes qui rendent un peu d'équilibre à ce monde qui bouge: prenez des filles, ajoutez quelques garçons dans le tas, et même les plus studieuses deviennent d'intarissables mémères.