Les noms et les événements dans cette chronique ont été inventés, fabriqués. Toute ressemblance avec des personnes existantes et des faits réels n'a cependant rien de fortuit. Ceci n'est ni une critique du système de santé ni un plaidoyer en faveur de la vie à tout prix. Il s'agit seulement d'un instantané, d'un morceau de réalité. La vie au quotidien, avec la mort dedans.
J'ai 88 ans. Je suis né dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, j'ai grandi pendant la Dépression et j'ai évité de peu la conscription. L'une et l'autre m'ont permis de mesurer la valeur de la vie.
J'ai fait mon cours classique chez les Jésuites où j'ai appris la rigueur de la pensée et la beauté des choses. J'ai ensuite étudié l'économie à l'université et suis devenu le gérant du magasin général où je travaillais à temps partiel. J'ai finalement acheté la boutique et l'ai tenue pendant 40 ans avant de la vendre à fort prix à un promoteur immobilier qui a détruit l'édifice pour ériger une tour de condos. J'étais trop vieux, mes filles n'en voulaient pas, mon fils non plus. Ils sont prof, avocate et économiste. J'en suis très fier, même si j'aurais préféré qu'ils reprennent l'affaire.
J'aime encore la mère de mes enfants, ma femme, Denise. Je l'ai connue un jour qu'elle venait acheter de la farine au magasin. Nous nous sommes mariés alors que nous n'étions que des bébés. Moi 22 ans, elle 18. Je l'ai trompée quelques fois au fil des ans, et si elle l'a su, elle n'a jamais rien dit. Chaque fois, j'ai vécu ma culpabilité en silence, en l'enfouissant dans le secret. J'ignore si elle a fait pareil. Je ne veux pas le savoir.
J'ai souvent trop bu, fumé jusqu'à 35 ans, je n'ai pas toujours été juste avec ma femme et mes enfants, mais je ne les ai jamais frappés ni menacés ou rabaissés. Je les ai aimés du mieux que je le pouvais. J'ai été, je l'espère, un père rassurant malgré mon caractère irascible. Dans la lignée de mon propre père, j'ai été – il me semble – un homme généreux mais assez silencieux, heureux dans le confort du foyer comme dans la solitude.
La solitude. Son cocon. Les pensées qui dérivent. À la brunante, jusqu'à tout récemment, j'aimais encore lancer ma ligne dans la Saint-Charles, sous le pont Lavigueur, seul, en ne pensant à rien sinon à la beauté du jour qui penche. À la grosseur du prochain poisson qui mordrait à la ligne.
Dans le silence, les souvenirs affleuraient à la surface de l'eau qui s'irisait des couleurs du soleil mourant:
Un terrain de baseball d'enfants, on cuit dans les gradins où nous sommes assis et mon fils lance une partie parfaite. Il a 12 ans.
J'arrive à la maison avec une nouvelle voiture, les enfants sautent à l'intérieur et touchent à tous les boutons. Une de mes filles hurle et pleure quand elle met les fesses sur le cuir brûlant du siège arrière.
Les grenouilles s'égosillent dans la nuit d'un printemps inhabituellement chaud. Denise défait mon pantalon et s'agenouille en souriant, ses yeux dans les miens.
Une fin de soirée parfaite, le saxo de Charlie Parker bégaye dans la radio, tout le monde dort dans l'auto qui roule jusqu'au bout de la nuit américaine. Les lueurs de la ville au loin, comme un espoir.
Les amis, tous disparus, morts de toutes les maladies: Donald, Jean-Paul, Michel, Antoine, Gérald. La gang de chums. La fois qu'on est tombés de la chaloupe, Jean-Paul et moi, à la pêche. Le soir du premier combat de Clay contre Liston, quand j'ai gagné mon pari contre Michel.
Les branches des arbres qui ploient et cassent sous la neige et la glace, spectacle d'un hiver d'une perfection cruelle que j'observe en silence par la fenêtre du chalet que nous avions quand les enfants étaient jeunes, et dont ils n'ont jamais voulu lorsque j'ai dû le vendre. L'humidité me traverse même à l'intérieur. Faudrait mettre quelques bûches dans la truie.
Les souvenirs sont comme des cailloux plats qu'on lance sur l'eau: font deux ou trois bonds, puis coulent en faisant plouc! Et on en garroche un autre, et encore un autre.
Ma vie. Ce n'est que ça et en même temps c'est tout ça. Une existence ordinaire, marquée par le bonheur, le malheur, traversée par de longues plages d'ennui, d'incertitude, d'angoisse.
J'ai regardé ma femme pleurer en silence toute la nuit dans le fauteuil de ma chambre d'hôpital en faisant le bilan. Hier soir, le médecin m'a bien fait comprendre que j'étais devenu un fardeau pour le système de santé, que je coûte trop cher à maintenir ainsi. Évidemment, il n'est pas question de me laisser mourir, seulement, on tente de me dissuader de subir l'opération qui pourrait peut-être me donner quelques mois de plus dans cet état qui est celui de la vie en suspens.
Il m'a dit cela: vous coûtez cher. J'ai eu très envie de le frapper jusqu'à ce que je le regarde: jeune, inconscient. Comme je l'étais.
Vous m'auriez posé la question, il y a 15 ans, peut-être même cinq, et sans doute qu'à sa place j'aurais dit la même chose: vous avez 88 ans, vous avez fait un bon boutte, non?
Mais je n'arrive pas à m'y résigner. C'est bête, mais même malade comme un chien, je ne veux pas mourir.
Et je suis là, ce matin, tandis que le soleil se lève sur les pommiers qui fleurissent dans la cour de l'hôpital, à me demander à quel moment de ma vie j'ai cessé d'être un homme pour devenir un rapport coût vs bénéfices. À quel moment devient-on une statistique, un poids trop lourd à porter?
D'un côté ma tête donne raison au médecin: pourquoi investir dans ce corps décati qui ne fait plus rien de bon sinon abriter tous les maux?
Mais mon cour dit autre chose. Pouvez-vous l'entendre, docteur? Ne sentez-vous pas aussi dans ce qui palpite derrière votre sarrau cette vibration, ce cri qui n'a rien de raisonnable? Entendez-vous mon cour à moi qui n'écoute pas ma tête, qui n'a rien à faire de ce qu'il en coûte? Entendez-vous quand je hurle sans ouvrir la bouche que tout ce que je veux, c'est ne pas mourir.
Je veux d'une fin sans fin.
Habituellement quand on veut mourir dans la vie, c’est avant cet âge là.
Votre texte est criant de vérité et de pertinence, si on tient compte des audiences publiques sur le droit de »mourir dans la dignité ».
Qu’un médecin seulement laisse entendre qu’un patient coûte trop cher à soigner, est de le comble de la stupidité; ce dernier est payé pour soigner pas pour gérer les coûts de traitement. Les plasters, c’est nous qui les payons… Les accoucheurs des temps modernes vont-ils se recycler dans les pré-arrangements?
Sans vouloir être trop moralisateur, je crois que la seule façon de mourir est de mourir debout en acceptant la responsabilité de sa mort, comme on a assumé celle de sa vie. Je peux comprendre que dans certains cas la douleur soit insupportable, mais le passage doit demeurer un moment aussi magique que terrifiant, pour aider nos proches à apprivoiser la mort.