Fragments épars de début d'été
Desjardins

Fragments épars de début d’été

PAYSAGES INTÉRIEURS – Deschambault l'été, c'est sans doute ce que la campagne a de mieux à offrir aussi près de Québec. D'une beauté un peu fruste, son décor pastoral est ponctué de granges joliment fanées, mais surtout, il est exempt des cauchemars de tôle gaufrée qui dévisagent les routes principales de presque tous les villages du Québec.

Le bon goût triomphe parfois, comme une anomalie qui confirme la règle; c'est le cas ici: on n'a pas sacrifié le paysage au profit de l'économie.

Et quel paysage! On vient de faire les foins, les grosses balles rondes, toutes identiques, jonchent le sol glabre. Les terres immenses s'étendent jusqu'à un horizon dans lequel les derniers rayons de soleil se délitent, et explosent en mourant. Bedang, les nuages, floconneux, passent du rose à l'indigo, tandis que je mets ma main sur sa cuisse pour m'assurer qu'elle est encore là.

Ces grands espaces lui manquent, je le sais. Pendant quelques secondes, elle en absorbe la majesté pour au moins en ramener le souvenir en ville. Je la retiens un peu par la jambe. On dirait que l'espace va l'avaler, mais non. La noirceur tombe en même temps que l'enchantement: on entre dans Donnacona. L'horreur, l'horreur.

SE PERDRE – Si l'été a une vertu, c'est que ses jours dilatés nous permettent d'enfin réapprendre à perdre notre temps, à le laisser filer sans remords. Surtout quand on passe le plus clair de sa vie à courir comme un con: c'est mon cas. Vous aussi, non?

Normalement, les livres comblent ce besoin. Comme j'ai assez peu lu ces dernières semaines, je me rends soudainement compte à quel point les bouquins permettent de se perdre en soi, même quand on est obsédé par l'organisation de son temps.

Cela arrive: on est parfois un peu trop ici, un peu trop maintenant. Surtout quand ce ici, c'est entre deux endroits, paumé dans le trafic, et ce maintenant, c'est l'heure de pointe dans une chaleur étouffante, avec 20 minutes de retard.

Depuis quelques jours, donc, j'observe la pile de livres à lire avec envie. Je me fais en ce moment un Murakami (Kafka sur le rivage) au compte-gouttes, mais m'attendent aussi un Amos Oz, un Jay McInerney, un Arto Paasilinna… J'aime bien ce vieil ours finlandais qui pond environ un roman par an, et qui écrit parfois avec une confondante économie de moyens pour laisser toute la place à des histoires dans lesquelles on s'évanouit, comme un évadé dans la nature.

Mais si je n'en avais qu'un à conseiller, ce serait Un homme heureux. Pas sa meilleure histoire (moins bonne, chose certaine, que celle de La Forêt des renards pendus), mais c'est un roman duquel on ressort avec le sentiment d'avoir été vengé, enfin.

En relisant des passages de ce Paasilinna, je salivais. Je me souvenais de ce bonheur de lecture tandis que le personnage principal prépare sa revanche sur des villageois mesquins et vicieux. Je lisais, et je me disais que finalement, la connerie ne triomphe pas toujours. Que parfois, le conformisme s'écrase, que le conservatisme des peureux, des pleutres et des paresseux qui laissent à d'autres le soin de (mal) réfléchir à leur place ne remporte pas toujours la victoire.

On peut bien rêver, c'est aussi à cela que servent les romans. À se perdre en soi, loin de la réalité qui est autrement déprimante.

PENSE-BÊTE – Chaque début d'été se vit avec un sentiment d'urgence, avec la certitude que les choses ne dureront pas, que tout doit être fait vite, et intensément. Comme un amour de camp de vacances. C'est vrai que le temps passe si rapidement lorsqu'il est doux, parfois sans qu'on s'en rende compte, alors mieux vaut faire la liste des choses à faire avant la rentrée:

Souper en regardant la reprise de l'épreuve du jour au Tour de France et dire du mal de Bernard Vallet. Manger des tacos au poisson, couverts de guacamole et de sauce Valentina. Se soûler à un match des Capitales et acheter une casquette ou un t-shirt de l'équipe sans vraiment en avoir envie. Marcher le soir pour aller faire les courses et échanger un sourire avec un drôle de bonhomme qui file à vélo, la chemise déboutonnée, son ventre un peu mou et trop bronzé pendant sur son short. Se lancer le ballon de football et se faire mal aux doigts. Faire l'amour l'après-midi, toutes fenêtres ouvertes, sentir le vent sur ma peau nue. Respirer l'odeur du lilas japonais que transporte la brise sur la galerie chez ma mère. Emmener ma fille camper pour la première fois et manger des guimauves brûlées avec elle, la regarder s'endormir avant de faire pareil. Mater le plus discrètement possible les filles qui se promènent presque à poil dans la rue et faire semblant de trouver ça indécent. Manger des petits fruits jusqu'à m'en tacher les doigts. Lire à l'ombre d'un arbre, oublier l'heure. Regarder un film triste en bedaine tandis que des totons font sauter des pétards dans le parc. Oublier quelle date on est. Écouter de la musique dans le prélart en dansant dans le salon. Dire un million de conneries sur une terrasse chez des chums et s'apercevoir qu'on va manquer de bière à 23h15. Rouler, rouler, encore rouler, dont quelques fois avec toi, la nuit, dans la moiteur de la canicule. On ira au Belley par la piste cyclable, le long de la rivière, je prendrai un pastis, toi une bière, je te battrai aux échecs, tu te fâcheras un peu, mais pas trop. On reviendra par les ruelles, tu voudras caresser les chats qui errent, et là là, dans la lumière jaune d'un lampadaire au sodium, pendant que tu te penches pour flatter un matou, sans que tu le saches, je vais retomber amoureux de toi pour la millième fois au moins.