Desjardins

Les moulins à vent

Je vous entends d'avance m'implorer d'en rester là: donne-nous donc un break avec tes vélos.

Vous voulez savoir? J'aimerais bien, justement, passer à autre chose.

Je ne voulais plus chroniquer bicycle cette année, et surtout ne pas vous emmerder encore une fois avec l'angélisme du partage harmonieux des routes. Et puis je me trouve un peu jeune pour radoter comme je le fais.

Mais c'est pas complètement ma faute, l'actualité en a décidé autrement. On n'y peut rien, elle fait ça, l'actu: elle revient nous hanter en boucle, les mêmes sujets qui repassent encore et encore, parfois jusqu'à l'exaspération. D'autres fois, quand ils nous touchent personnellement, jusqu'à ce qu'on se projette dedans pour mieux les investir. Il arrive même qu'à la longue on en fasse ressortir quelque chose. Comme du sens. Comme une photo du monde autour.

Depuis des semaines, je suis poursuivi par la même image: un vélo tordu en bordure de la route. Plusieurs vélos, en fait. Ceux des triathlètes morts à Rougemont. Celui de ce type mort en bordure du boulevard Valcartier il y a deux semaines. Et comme une projection funeste: ceux de mes chums de bike. Celui de ma blonde. Le mien. Celui de ma fille. Je viens de lui en acheter un tout neuf, et je compte bien lui enlever les petites roues d'ici quelques semaines. Sauf que le climat actuel sur les routes ne me donne pas trop envie de la laisser aller.

Remarquez, en ville, ce n'est pas si mal. Les nombreux actes disgracieux (doigts d'honneur, insultes) que j'ai subis depuis quelques semaines se font plus facilement lorsqu'il n'y a pas de témoin, donc loin des centres urbains. Même chose pour l'intimidation et les tentatives de nous envoyer promener dans le décor avec nos "becyks à pédales" qui "n'ont pas d'affaire dans le chemin".

Si au moins je faisais des conneries, je voudrais bien qu'on m'envoie chier. J'accepterais alors mon erreur, je rentrerais la tête entre les épaules: j'ai merdé, scusez. Sauf que là, depuis un mois et demi, on atteint un niveau de délire qui va au-delà de la guéguerre autos-vélos. On sombre ici dans ce que l'humain recèle de vil, d'absolument minable:

Le plus gros qui écrase le plus petit pour la raison la plus simple du monde.

Parce qu'il peut, tiens.

Sur de l'Hêtrière à Saint-Augustin, un truck rouge me passe, me klaxonne, le passager me gueule d'emprunter la piste cyclable (qu'il n'a évidemment jamais prise et dont il ne connaît pas le degré d'extrême dangerosité) et me traite de cave. Sur la petite portion du boulevard Fossambault qui sépare le Grand-Capsa et le rang des Mines, je roule avec un chum, devant lui, planqué dans l'accotement, quand un fardier nous colle au cul et klaxonne arrivé à notre hauteur. Mon ami sursaute, et manque perdre le contrôle de son vélo. Dimanche, sur le Petit-Capsa, dans un de ces rangs sans trop de trafic qu'on prend pour éviter d'écourer le monde, justement, j'entends une moto pétarader derrière moi, elle reste là, à ma vitesse. Le gars finit par s'avancer, il porte un masque de hors-la-loi comme le font beaucoup de motocyclistes. Il se colle sur moi, me dévisage pendant un moment, comme si j'étais censé avoir peur. Crétin.

Difficile de dire jusqu'à quel point une chose et l'autre sont liées, mais depuis la mi-mai, Stéphane Dupont à CHOI harangue presque quotidiennement les cyclistes, m'avait-on dit. On avait ajouté qu'il incitait ses auditeurs à remettre les cyclistes à leur place. Après avoir lu la même chose dans Le Soleil, je suis allé écouter.

J'ai donc souffert plusieurs heures de ce show qui célèbre la bêtise, où l'on se félicite de son insignifiance et se roule dedans, sans trouver d'incitation claire à intimider les cyclistes. Sauf que… Le 2 juin, ce fabuleux imbécile dit qu'il aurait tiré des balles de plastique sur le cul d'une cycliste s'il avait eu son gun à air. Il prétend ensuite que les cyclistes sont des parasites, qu'on devrait sortir de la route. Et c'est comme ça presque tous les jours depuis. Encore, et encore. Il beurre épais, il en fait son obsession du moment, c'est son style. J'ai écouté jusqu'au 21 juin. Quelques heures après le décès d'un cycliste, il rigole presque en disant qu'"il s'en tue un par jour", que nous devrions payer, comme les motocyclistes, pour utiliser la route. Bref, dans sa logique de motocycliste frustré, comme il est injustement taxé, il voudrait faire couler les vélos avec lui.

Depuis le début, j'ai peine à croire que ce type à lui seul puisse être responsable d'une telle dégradation des rapports avec les automobilistes.

Parce que les choses se passent très mal pour plusieurs. Des cyclistes pros m'ont dit que le nombre d'altercations a triplé. Quant à moi, je fais rarement une longue sortie hors de la ville sans accroc. Et il n'est pas question de brûler une rouge ou d'ignorer un arrêt, là. On est dans un rang, au fin fond de nulle part, il n'y passe pas grand monde, et on trouve le moyen de nous intimider, et parfois, on va jusqu'à risquer de nous blesser gravement pour se satisfaire.

Certains disent que le problème, c'est l'animateur de radio. Dans son cas, je ne m'en ferais pas trop. Comme les autres de son espèce, il est son pire ennemi, et sa finesse d'esprit semblable à celle d'un tracteur à gazon oublié sous la pluie finira par avoir raison de lui.

Anyway, le problème, c'est jamais l'animateur de radio, c'est le monde qui écoute et prend ce qu'il dit pour du cash. Le problème, c'est pas les vélos contre les autos. C'est pas la gauche contre la droite. C'est pas le public contre le privé. Le problème, c'est qu'on met son jugement dans la main de clowns. Le problème, c'est qu'on laisse un type qui nous dit ce qu'on veut entendre penser à notre place.

Le problème, encore, c'est le pleutre qui attend d'être loin des regards à la campagne pour te faire une queue de poisson. Le même type qui pense probablement qu'on devrait envoyer tous les BS dans des camps de travail, et sans doute qu'il vomit un peu les nègres aussi.

Le problème, c'est qu'on ne s'en sortira jamais. Et qu'à force de me battre contre ces imbéciles qui réfléchissent comme des moulins à vent, en se laissant porter par le souffle mauvais, je me sens parfois aussi ridicule que Don Quichotte.