Desjardins

Fight club

Ce texte est le premier d'une série qui aborde notre rapport à la violence.

De la douleur. Leurs corps semblent conçus pour ça, paraissent sculptés et conditionnés afin d'en infliger et d'en subir.

Dans l'enceinte du Nordik Fight Club, un gym consacré au combat extrême sur le boulevard Charest, une gang d'amateurs et d'aspirants au combat s'amusent à se faire mal. Parmi eux, Stéphane, un ami d'enfance qui m'a proposé de m'entraîner avec le groupe cet après-midi.

J'ai un peu envie, mais je suis pas game.

Quelques semaines plus tôt, avec des chums, nous avons regardé un gala de l'UFC (la principale fédération de combats d'arts martiaux mixtes, ou extrêmes) qui mettait en vedette Georges St-Pierre, le plus méconnu de nos héros nationaux qui domine sans partage dans le ring octogonal, véritable légende vivante dans ce milieu autrefois associé au combat de rue.

Dans le divan, donc, étaient assis trois grands garçons qui ont vu leur lot de bagarres, de blessures graves, de monde qui se pète la gueule de toutes les manières imaginables ou presque, de fractures ouvertes, de dents cassées, de clavicules pétées, de nez explosés, d'articulations disloquées, et j'en passe.

Trois grands garçons dont le baptême du sang remonte à longtemps, et qui avaient pourtant presque l'air de fillettes au début du premier round de ce long gala de torture organisée: les prises de soumission, surtout, nous tiraient des cris de dégoût, quelque chose de viscéral, d'incontrôlable. Ouch, ouch, ouch! Yark, yark, yark! Estie de… ouch. Aaaah, man…

Mais la violence étant ce qu'elle est – soluble dans le divertissement -, les types sur le ring auraient pu s'arracher la tête au troisième combat que nous n'aurions pas bronché. Une heure d'immersion et nous étions complètement désensibilisés. C'est magique. Et surtout terrible.

Reste que le combat extrême n'est plus la boucherie qu'il a déjà été. Sa mauvaise réputation est d'ailleurs exagérée: on n'y voit pas beaucoup plus de sang qu'à la boxe, et il s'y donne nettement moins de coups au visage.

Mais il y a là une brutalité dans les attaques et des rafales parfois ahurissantes de claques sur la gueule qui confinent à une sorte de primitivisme. Pour ne pas dire à de la sauvagerie.

La première surprise, en ce sens, est de découvrir le degré de raffinement de la technique du combat extrême.

Autrefois une rencontre entre différents experts d'une seule discipline où l'on cherchait à savoir qui, du karatéka ou du maître de kung-fu, est le plus redoutable, le combat extrême s'est en quelque sorte trouvé un genre bien à lui: un amalgame de boxe thaïe ou de kick-boxing, de lutte gréco-romaine et de jiu-jitsu brésilien.

C'est comme les échecs, m'explique Dany Laflamme, coach au Nordik ayant une myriade de combats à son actif. T'es toujours en train d'essayer de deviner ce que l'autre va faire, de prévoir deux ou trois mouvements d'avance pour mettre l'autre échec et mat.

Il s'agit donc de sculpter son corps, de le rendre insensible en lui infligeant les pires sévices, et aussi d'affûter son esprit, de mémoriser des séquences de mouvements, de lire dans les gestes de l'adversaire. Il faut ici comme dans n'importe quelle discipline une forme d'intelligence sportive. Pas seulement une envie de tapocher l'autre.

Reste que pour le néophyte, ça demeure le spectacle de gens qui veulent souffrir et faire souffrir, en parfaite rupture avec un univers ouaté qui rejette la douleur.

Pour les pros, pour ceux qui souhaitent en faire une carrière, on comprend. Mais le monde ordinaire, lui, pourquoi est-ce qu'il s'infligerait cela?

Est-ce justement le confort de sa vie qui l'attire vers la violence? Ou est-ce la violence d'une existence trouble qui attire encore plus de violence?

Un peu des deux. La constante, c'est qu'on trouve dans le combat extrême à peu près la même chose que dans la boxe: un exutoire et une structure.

Tu te souviens comment j'étais quand j'étais jeune? me rappelle Stéphane qui, effectivement, cherchait toujours le trouble malgré sa petite taille. Maintenant, pour lui comme pour d'autres qui sont là, et dont on me dit qu'ils n'étaient pas tous des enfants de chour avant le combat extrême, le trouble a une adresse, un horaire, des rendez-vous et des règles.

Et pour ceux qui le désirent, des rencontres dans l'octogone afin de se mesurer aux autres. Mais il n'y a environ que 15 % de ceux qui s'entraînent à ces techniques de combat qui montent sur le ring.

C'est beaucoup de travail, beaucoup de discipline, souligne Dany Laflamme. Ceux qui veulent juste venir ici pour donner des coups, pour se montrer, ils ne restent pas longtemps. Ils ne sont pas prêts à s'investir. À l'inverse, il y en a beaucoup qui viennent ici seulement pour l'entraînement, pour la forme physique.

On les comprend: les gars sont taillés au couteau, leurs corps parés à combattre pendant de longues minutes, à recevoir des coups cruels, à accumuler la souffrance.

La fin de semaine, on a des groupes d'enfants, souligne Yohan Bérubé-Hovington, responsable de l'endroit, afin de montrer non seulement l'ampleur que prend le sport, mais aussi qu'il se modifie et se développe de manière inclusive, afin d'absorber toutes les clientèles que le combat extrême fascine.

Au sol, ils ont l'air de nouds humains. Ils tiennent la prise, puis ça débloque, l'un prend le dessus sur l'autre, le contrôle change de mains. Ça grogne, ça râle, mais souvent aussi, ça éclate de rire.

On constate le sérieux de la démarche, la maîtrise d'une technique complexe, mais aussi la convivialité, l'esprit de club, de ligue de garage. Entre les exercices, ça déconne, ça parle de ses blessures, mais aussi de son char, de sa blonde, de ses enfants.

C'est ce qu'il y a de plus extrême chez celui dont le loisir est d'en crisser une le plus savamment du monde à son prochain: sa normalité.