Train de nuit
Desjardins

Train de nuit

Ce texte est le deuxième d'une série qui aborde notre rapport à la violence.

"Il voyageait dans un train de nuit depuis sa naissance", écrit Nick Tosches à propos du soleil noir qui obscurcit la vie tourmentée du boxeur damné Sonny Liston*.

La bio de son homonyme Sonny Tremblay pourrait débuter avec ces mêmes mots, avec cette même idée d'un destin lesté de toutes les infortunes imaginables. Une nuit sans lune, froide comme la mort. Des ténèbres dans lesquelles Tremblay se débat sans cesse, comme si la cloche annonçant la fin du round ne voulait jamais sonner.

Assis à une table de pique-nique, dehors, au bord du fleuve, le natif de La Malbaie qui a passé le plus clair de son enfance et de sa jeune vie d'adulte dans le comté de Portneuf déballe tout, sans pudeur, mais avec un aplomb qui ignore l'apitoiement. Son enfance dans une extrême pauvreté, le rejet du système (surtout de l'école), les humiliations, le suicide de la mère alors qu'il a 16 ans, l'abandon du père, l'éclatement de la famille, la précarité d'emplois débilitants et, évidemment, la dope pour oublier, et peut-être aussi pour disparaître dans le décor, pour que la vie l'oublie un peu et lui fiche la paix un moment.

Puis un jour, Sonny se réveille. Littéralement.

Il était cinq heures du matin, je me suis levé, ça n'allait pas pantoute, raconte-t-il. J'ai appelé mon cousin qui vit dans Charlevoix, je lui ai dit: faut que tu m'aides, si j'arrête pas maintenant, ça va mal aller.

C'est en exil chez son cousin, loin des tentations familières, que Tremblay commence à boxer et y trouve une voie d'évitement au mauvais parti que lui fait jusqu'à maintenant l'existence.

Dans la vie, si tu tombes, on te marche encore dessus, illustre-t-il. Mais dans le ring, là, au moins, je pouvais me relever.

Pour la première fois, Sonny a la sensation d'avoir un certain contrôle sur son sort. T'es pas un trou de cul si tu ne veux pas en être un, laisse-t-il tomber, convaincu de pouvoir déjouer son destin.

Mais malgré un talent naturel de cogneur, Tremblay ne trouve personne pour l'aider concrètement. Pas de gérant. Pas de véritable coach non plus. J'ai pas d'argent pour les payer, dit-il. Il fait le tour des gyms de boxe de Québec pour s'apercevoir qu'il y a là beaucoup d'appelés, beaucoup de types comme lui qui rêvent de gagner leur vie sur le ring.

Ce que Sonny fait enfin, mais dans une discipline marginale dont lui-même doute qu'elle trouve un jour une certaine légitimité: le kick fighting.

Sorte de mélange de kick boxing et de boxe thaïe, la discipline connaît quelques adeptes, dont aucun n'a jusqu'à maintenant pu tenir tête à Tremblay qui, en cinq combats, a connu autant de victoires.

Je suis champion canadien de kick fighting, dit-il, mais ça ne veut rien dire. Ce n'est pas reconnu, il n'y a pas de fédération… En boxe, c'est organisé. Tu signes un papier, t'es assuré. Mais là, ce que je fais, c'est pour boucler mes fins de mois, je ne signe rien, je n'ai pas d'assurances; en fait, la seule chose dont j'ai peur, c'est de ce qui peut arriver si je tue quelqu'un dans le ring.

Parce qu'autrement, Sonny dit n'avoir jamais peur.

Et sans doute, en lisant cela, imaginez-vous une brute. Un oil froid et vide. Pourtant, alors même que ces mots franchissent sa bouche, quelque chose s'allume dans les prunelles de Sonny Tremblay, dans ce regard qui devrait être éteint depuis longtemps tellement le rouleau compresseur de la malchance s'est acharné dessus.

Mais non. Il y a devant moi ce gros gaillard aux poings larges et imposants comme des masses qui sourit comme un gamin, qui blague, qui regarde la réalité en face, avec une lucidité qui n'a cependant pas évacué l'espoir.

Il y a chez lui quelque chose de précieux: l'intelligence et l'audace du survivant.

Un peu comme une volonté de terrasser un géant, de donner tort à tous ceux qui n'ont pas cru en lui, qui ne l'ont pas aimé comme ils l'auraient dû, qui l'ont humilié et éloigné du bonheur.

Un peu comme une envie de dire fuck you à toutes les statistiques qui en font un perdant né.

Et si Sonny Tremblay veut être plus fort que les probabilités, au bout de quelques heures avec lui, on veut bien l'en croire capable. Il n'y a pas de knock-out technique dans la vie. Même envoyé au tapis 10 fois, Sonny peut se relever, et il le fait. La violence de son sport se nourrit d'ailleurs de la violence d'une vie que personne ne mérite, mais qu'il a pourtant subie, en prenant tous les coups au cour.

J'ignore s'il sait ce qu'est la résilience, mais je le crois convaincu que chaque poing qui heurte sa cible l'amène un peu plus près de la rédemption.

Ça pourrait être autre chose, mais là, c'est dans ça que je sens que j'ai des chances, dit-il. Si ça fonctionne pas avec la boxe, ou le kick fighting, je ferai du combat extrême. Je suis bon là-dedans, et quand j'embarque sur un ring, là, j'ai l'impression que c'est moi qui décide de ce qui va arriver.

Toute sa vie, Sonny Tremblay a été le passager d'un train de nuit. Maintenant, il veut en descendre et voir l'aube se lever.

Quand je me bats, j'ai du cour, dit-il.

Pas seulement quand tu te bats, mon gars, pas seulement quand tu te bats.

* Night Train, Nick Tosches, Rivages/Écrits noirs.