Un putain de crabe dans la tête
Desjardins

Un putain de crabe dans la tête

Je ne suis pas sûr d'aimer le chemin que prend cette série de chroniques sur la violence. Je déteste sa normalité, ses culs-de-sac. Je hais sa banalité.

À l'inverse, j'aime bien les gens qui me la racontent. J'aime leurs histoires.

Des amateurs de combat extrême qui parfont la science de la torture, un boxeur qui monte dans le ring pour mettre son lourd passé K.-O., et maintenant un fou magnifique qui me donne envie d'arrêter là, parce que même si je peux facilement continuer pendant cinq ou six autres chroniques sur le sujet, j'ai l'impression d'avoir atteint le bout, la pire des violences. La plus chienne, il me semble.

C'est que la folie est une extraordinaire saloperie.

"Tu te couches le soir, et tu te demandes quels fils dans ta tête seront coupés demain matin, si ton corps va fonctionner comme tu le voudrais", m'explique Nicolas Jobin. "Tu parles de violence, et moi, justement, je me sens parfois vandalisé."

Il y a quelques jours, avec à peine 30 années au compteur, ce compositeur, arrangeur et vulgarisateur des musiques classiques et contemporaines a annoncé qu'il prenait sa retraite.

"J'aurai eu la malchance d'être doté d'une passion et d'un certain talent", a-t-il alors écrit dans le communiqué qui annonçait la nouvelle, en même temps qu'il en exposait les racines.

En quoi la passion et le talent furent-ils une malchance dans tout cela?

Ils l'ont aveuglé, lui ont fait croire qu'en dépit du mauvais numéro qu'il avait pigé à la naissance, il pourrait poursuivre son chemin comme si de rien n'était. Qu'il pourrait rouler à plein régime malgré le sabot de Denver que lui imposait la vie, qu'il pourrait respecter ses deadlines, qu'il pourrait fonctionner dans le monde normal, avec ses contraintes, ses attentes.

Sauf que Nicolas vit en banlieue de la normalité. Et sur l'autoroute qui l'y mène, les bouchons sont parfois trop nombreux pour même rêver d'arriver avec un retard acceptable.

Et quand, grâce à ce talent et à cette passion, il y parvient, le prix à payer au final est simplement trop élevé.

Déficit d'attention majeur, bipolarité, trouble d'anxiété généralisé et un bouquet de troubles obsessifs compulsifs (TOC) se succèdent ou se superposent dans son cerveau.

Sachant cela, quand on connaît son travail, qu'on a déjà vu ses spectacles et qu'on devine la complexité de leur élaboration, on n'imagine pas, justement, le coût de chacun d'entre eux sur sa vie intime, sur ceux qui l'entourent.

Ce qui explique qu'il n'ait pas simplement quitté le milieu de la musique en silence, plus discrètement qu'il ne l'a fait. "J'ai écrit tout ça dans le communiqué et j'ai décidé d'afficher publiquement mon état pour deux raisons, expose-t-il. D'abord, parce que je n'ai pas toujours eu la chance de m'expliquer, et que si certaines personnes conservent une certaine rancour à mon égard parce que je les ai blessées, parce que je ne les ai pas respectées, elles sauront que c'est sans doute à cause de ça… Et je voulais aussi le dire pour sensibiliser, puisque je n'ai plus le lien artistique avec les gens pour le faire."

Hurt people hurt people: les gens blessés blessent les gens.

Et la folie est un miroir brisé: une violence multiple, kaléidoscopique. Celle que l'on s'inflige à soi-même, et celle que notre double, celui qui n'est plus tout à fait nous, inflige aux autres.

Puis, encore, il y a la violence du regard d'autrui. Un regard qu'on connaît trop bien pour l'avoir porté sur soi-même, puisqu'on partage les mêmes préjugés, qu'on se trouve bien faible devant sa propre condition, et sans doute même un peu lâche.

Comment des peurs qui nous semblent débiles à un certain moment peuvent-elles soudainement nous écraser au point de perdre tout contact avec le bon sens? Comment peut-on perdre le contrôle sur soi au point de vouloir en finir avec soi? Comment la raison peut-elle prendre d'aussi pénibles vacances de notre conscience? Comment ce putain de crabe qu'on a dans la tête peut-il avoir le dessus sur cette même intelligence qui nous permet de percevoir le monde avec autant d'acuité le reste du temps?

La réponse commence dans un deuil qui ne finira jamais.

Celui de sa propre normalité.

"Quand j'étais plus jeune, j'étais content d'être différent, d'être marginal. Mais quand tu veux construire quelque chose de solide avec quelqu'un, là, ça ne fonctionne plus, raconte Jobin. J'ai compris alors que ma vie serait un combat permanent."

Un combat qu'on mène contre soi-même, et contre des fantômes, puisque la menace est toujours fabulée, fruit de pures fantaisies, aussi réelles puissent-elles paraître quand les pinces de ce crabe vandale sont venues à bout des fils qui nous rattachent au réel.

Nicolas termine son histoire que je ne vous raconte pas au complet, parce ce serait trop long, et qu'il y a des bouts glauques qui sont pas vos affaires. Mais vous pouvez imaginer le pire.

Et ensuite, essayez d'imaginer le meilleur: un gars qui se bat contre la violence qui l'habite. Et sa retraite? C'est plutôt un repli stratégique. "J'ai réalisé que je n'avais pas les capacités pour mener ma passion comme je le souhaitais. Je voulais m'enlever de la pression, amener le combat à un niveau que je peux supporter."

Je n'ai plus de questions à poser, nous nous levons. Il me tend la main, je la serre. Puis il part comme il est arrivé, en faisant de grandes enjambées dans le crachin tiède qui mouille la rue.