Miroir, miroir
Desjardins

Miroir, miroir

Le temps s'est arrêté. C'est pareil chaque été à la fin juillet, mais je fais le saut toutes les fois. Il y a comme une brusquerie dans cette manière de prendre congé du quotidien en masse, en troupeau.

Comme si le TGV de la vie sacrait soudainement les brakes: tu sais que ça va arriver, mais tout va tellement vite tous les jours que lorsque ça se produit, tu perds pied quand même.

Les autoroutes à l'heure de pointe sont désertées, tous les gens que j'appelle pour le boulot sont partis, le parc devant chez moi ressemble à un Club Med bon marché où des familles et des p'tits couples sont venus rejoindre les paumés trop bronzés qui, chaque jour, transforment l'endroit en taverne à ciel ouvert où s'éclusent à la chaîne les canettes de Pabst.

À chacun sa manière d'attendre la mort, et la leur n'est certainement pas pire que la mienne: trop pressé de vouloir tout faire, je ne vois pas le temps passer. Surtout quand il s'arrête et que je file à côté comme on croise une boîte aux lettres de campagne à cent à l'heure. La voilà, elle est là. Zwifff. Elle n'y est plus.

Et c'est ainsi qu'on se retrouve à avancer, le gaz au fond, le regard rivé sur ce qui se passe dans le rétroviseur.

C'est l'été, donc. Point mort, et dernière chronique avant de partir qui s'écrit avec la tête ailleurs, surtout que l'actualité – on en a fait une tradition estivale – s'est transformée en un navrant chapelet de trivialités et d'idioties. Ah, il y a bien quelques horreurs à raconter. Des drames de piscine. Des carnages d'autoroute. Des conservateurs qui se roulent dans leur propre imbécillité, et évidemment, comme toujours, des tatas de radio qui les flattent dans le sens du poil et qui oublient qu'ils ont marché dans la rue pour la libarté: "Hein, mon Maxime, vous leur avez bien montré aux journalistes gauchistes c'est qui le boss à Ottawa?"

Misère…

Ma crainte dans tout cela, c'est qu'on ne sache plus quoi faire quand il ne se passe rien. Moi? Pas meilleur que les autres, je tourne en rond, et il me faut un moment avant d'arrêter de spinner comme un hamster sur les amphés. Comme s'il fallait tout meubler, comme si on devait être stimulé en permanence.

Prenez le cinéma, qui est un assez bon reflet de la vie, ou plutôt, de notre manière de l'envisager. Avant, c'était souvent le calme plat. Longs travelings, silences, scènes du quotidien qui nous informaient discrètement de la psychologie des personnages. On s'emmerdait même un peu dans les films d'action, les comédies se construisaient souvent sur le silence, en phase avec une époque ni meilleure ni pire que la nôtre. Différente, seulement, dans sa façon de sublimer ses angoisses.

Aujourd'hui, plus le droit d'être plate, jamais. Enfin, ce n'est pas vrai. C'est seulement qu'on a confondu le mouvement et le bonheur. Je bouge donc je suis heureux, Chose.

D'ailleurs, nous mélangeons vraiment tout, et ça devient agaçant à la fin.

Prenez, dans un tout autre ordre d'idées qui illustre cependant la confusion ambiante, ce scandale à propos des livres utilisés pour réaliser une installation aux Jardins de Métis. Des centaines, des milliers de livres empilés, placés au sol, sur lesquels on peut marcher, s'asseoir. Sur certains, on fait même pousser des champignons.

Mais oh, hey, c'est grave, ce sont quand même des livres, et pas que des mauvais, nous dit-on, il y a même un exemplaire des Fous de Bassan d'Anne Hébert dans le lot.

Permettez, maintenant, vertueux défenseurs du savoir livresque, que je vous pose une question: en quoi cela empêche-t-il qui que ce soit de lire Anne Hébert?

Je vous le disais, nous confondons tout, et notre indignation s'en trouve complètement disloquée.

Plus du quart de la population québécoise est incapable de comprendre ne serait-ce qu'un chapitre d'un roman d'Anne Hébert puisqu'il est affligé d'analphabétisme fonctionnel. Les profs sont réduits à faire lire des merdes comme Twilight aux ados pour les intéresser à la lecture. Nous passons en moyenne 25 heures par semaine devant la télé, et là, je ne compte pas l'ordi. Nous avons rempli des banlieues qui nous forcent à conduire nos voitures entre une et deux heures par jour.

Mais je vous assure, si quelqu'un quelque part a encore le temps ou le goût de lire, et si, par je ne sais quel miracle, il lui prend l'envie de lire Anne Hébert plutôt que Marc Levy ou la série des Chevaliers d'Émeraude, il trouvera un exemplaire des Fous de Bassan dans n'importe quelle librairie de livres neufs, usagés, ou dans une bibliothèque près de chez lui.

Tout dans notre univers nous éloigne de la littérature, qui commande qu'on se soustraie au monde à une époque où il s'agit d'y être toujours branché. Pourtant, les livres, eux, sont là, partout, tout le temps, supra-disponibles bien qu'ils semblent parfois désuets.

Vous me suivez?

En nous faisant marcher sur des bouquins, ces artistes ne fabriquent pas du scandale. Ils nous tendent un miroir. Si l'image ne vous plaît pas, c'est pas leur faute.

Maintenant, une question avant de vous laisser pour quelques semaines: si nous allons si vite tout le temps, n'est-ce pas un peu, justement, pour éviter d'avoir à soutenir notre propre reflet dans la glace?