Desjardins

Bonheur interdit

Pis, parti deux semaines comme ça, presque toujours à l'étranger, sans trop lire les journaux, qu'est-ce que j'ai raté?

Le remaniement ministériel? Ne me faites pas rire. Machin remplace Chose, et Chose prend la place de Bidule. Ce n'est pas de la politique, c'est un jeu. La chaise musicale. L'objectif: vous endormir avec de la tite musique, des roucoulements, puis une fois que ce beau monde est bien assis, vous avez tout oublié, et voilà l'empereur dans ses habits neufs. Tadam!

Donnons dans l'allégorie nostalgico-culinaire: Jean Charest me fait penser à la grosse madame de la cafétéria de l'école qui ne cessait jamais de touiller sa purée. Comme si de la garder en mouvement lui conférerait éventuellement une grâce aérienne, une consistance plus heureuse, et peut-être même du goût. Ce qui ne fonctionnait évidemment pas, mais qui n'empêchait pas non plus plusieurs de mes confrères et consours de classe d'en bouffer, de cette fétide purée.

En politique comme à la café, c'est le problème quand le menu est si restreint.

Parlant de grosse madame, c'est mon autre sujet de vacances. Je veux dire que c'est la seule chose qui a retenu mon attention entre deux virées, puisque j'ai très peu lu les journaux, et je m'en rends compte, finalement, je n'ai pas manqué grand-chose. Le Pakistan, dites-vous encore? Arrêtez. La nouvelle à propos du Pakistan, c'est justement que le monde entier s'en contrefiche.

Les grosses, donc. Excusez d'amener la chose avec aussi peu d'élégance, mais le sujet se prête bien mal à la rectitude politique. D'autant que c'est précisément ce qui m'agace ici: la rectitude.

C'était dans les manchettes: un bar de Montréal faisait la promotion d'une de ses soirées en l'annonçant comme "interdite aux grosses". Ce qui n'a pas manqué de soulever l'ire de je ne sais quelle association de je ne sais quoi.

Sauf que bon, moi, être grosse, je serais plutôt contente. Pour une fois, je saurais à quoi m'en tenir: on ne veut pas de moi dans ce bar, je n'irai pas.

Attendez une seconde, si j'étais grosse, voudrait-on de moi où que ce soit, à part peut-être au rendez-vous hebdomadaire des Weight Watchers et dans un de ces gyms de filles où l'on souffre un peu moins en se voyant dans les yeux de l'autre?

Vous me trouvez odieux? Eh bien moi je vous trouve hypocrites.

Pas moins ni plus que d'habitude, remarquez. Pas plus ni moins qu'avec les Noirs, les punks, les tatoués, les vieux.

Vous voulez que les grosses puissent sortir partout, vous dites: tout le monde est égal. Sauf que c'est pas vrai, bon. Et vous le savez, parce que déjà, dans votre tête elles ne sont pas égales.

Vous affirmez que vous n'avez rien contre les grosses, mais secrètement, vous pensez: ouf, au moins, ma fille ne l'est pas, ni ma belle-fille d'ailleurs, ce serait un peu gênant de se balader avec des toutounes sur la plage, ou au centre commercial. Autrement, vous n'en engagez pas non plus pour servir aux tables dans votre resto, ça donne mauvaise conscience aux clients quand ils commandent une entrée et un dessert, n'est-ce pas?

C'est drôle quand même: il s'agit d'éviter les gros de peur que leur image ne déteigne sur nous, mais de prétendre le contraire, encore pour l'image. Celle d'une société où tout le monde il est beau, tout le monde il est fin, tout le monde aime tout le monde.

J'ai écrit des chroniques sur la laideur l'an dernier, chroniques qui m'ont valu le plus abondant courrier jamais reçu en presque huit ans.

Savez-vous ce qui écoure le plus les grosses? Le mensonge, l'hypocrisie, tiens. Le petit commentaire qu'on veut gentil mais qu'on ne pense pas une seconde: voyons, t'es même pas grosse.

Ben oui, épaisse, je suis grosse. Et justement, que tu me dises le contraire me montre à quel point être gros est une tare, ça m'enfonce encore plus dans ma solitude, dans ma marginalité.

Tout ça pour dire que nous sommes de bien étranges animaux.

Sortiriez-vous avec une grosse? Fantasmez-vous sur une grosse? Et si oui, le diriez-vous publiquement? C'est bien ce que je croyais. Mais oh, qu'est-ce qu'on peut s'indigner quand un bar proclame qu'il interdira – à la blague, prétend le gérant de l'établissement en question – son entrée aux "bien en chair".

La vérité, c'est que la promo du bar ne fait autre chose que refléter notre propre rejet, notre désir d'une beauté conforme aux diktats, d'un monde de vitrines étincelantes et d'une perfection typée dont les laids, les gros et les poqués sont exclus, mais sans qu'on le dise, parce qu'au-delà de tout le reste, c'est notre propre méchanceté qui nous écoure.

Bienvenue dans un monde qui n'assume pas ses contradictions, sa vilenie, et où les gros, les moches et les mal amanchés n'ont pas besoin d'un portier pour leur dire qu'ils ne sont pas bienvenus, puisque nous nous en chargeons déjà.

Les exclus le savent et en souffrent plus encore que de ne pouvoir entrer dans une discothèque: c'est l'accès au bonheur que notre hypocrisie leur interdit.

VIOLENCE (SUITE) – Je reprendrai la semaine prochaine la série de chroniques sur la violence entreprise au début de l'été. Cette fois, je me pencherai sur la violence des enfants envers les enfants. Pas seulement les claques sur la gueule, mais le rejet surtout. J'ai déjà des histoires en banque, mais si vous en avez à partager, elles sont sans doute aussi passionnantes, et éclairantes. Si vous en avez envie, donc, écrivez-moi à [email protected]. Merci d'avance.