Il est entré sans cogner et a plongé la main dans ma tête, sous le siège de la mémoire, là où croupissent les remords et se cachent les cicatrices.
François Lalonde veut être votre ami Facebook.
Je n'avais plus pensé à lui depuis longtemps. Le voilà qui me convoque au vestiaire de l'enfance, avec ses fantômes d'odeurs, de jeux, de rires et de cruautés assassines. Je nous revois. Horde de petits garçons de "bonnes familles", tous engoncés dans leurs pantalons de polyester gris et leurs vestons marine, un écusson sur la poitrine comme une fierté, comme l'assurance d'une éducation en marge du chaos pédagogico-expérimental de l'école publique.
C'était, du moins, la conviction qui animait nos parents.
Mais pour certains d'entre nous, cette micro-bourgeoisie composée de fils d'avocats, de médecins, de notaires, d'ingénieurs et de présidents de conseils d'administration était un cauchemar.
Ce l'était pour François. Et pour tant d'autres aussi. Même pour moi, à certains moments, puisque j'y ai joué tous les rôles. Leader et suiveux. Bourreau et victime. Tous les rôles, sauf celui de l'invisible, en fait. Celui qui était là sans y être. Seul sous la grande glissade d'hiver, à attendre impatiemment de retourner en classe: le seul endroit où l'école prenait un peu de sens.
J'écris ces lignes, les souvenirs affleurent et je tente de les chasser. J'ai honte. De ce que j'ai dit, de ce que j'ai fait. De ceux que j'ai ignorés. Je n'étais ni pire ni mieux que les autres. Seulement habité par la méchanceté bête de l'enfance, parfaitement universelle et immortelle. Tout aussi douloureuse qu'elle est banale.
C'est sans doute une des plus insidieuses violences: le rejet qui ne laisse aucune trace visible, qui ne te vole pas tes godasses ou ton manteau, qui ne te donne pas un oil au beurre noir. Le rejet qui te laisse trop seul au fond de toi-même, à vivre tes premières peines d'amour.
Si si, des peines d'amour. Celles que l'on vit avec les amis, ou enfin, ceux dont on voudrait qu'ils soient nos amis, mais qui nous tassent du revers de la main, qui en choisissent un autre. Je me souviens d'un camp, un été, où j'ai été le souffre-douleur, où l'on m'avait mis à l'écart, où je les voyais se foutre de ma gueule. Je me rappelle la brûlure en voyant mon ami partir avec les autres, se moquant de moi pour faire partie de la bande. Première déchirure du cour, une peine d'amitié fait parfois plus mal qu'une peine de cour.
Ce qui ne m'a pas empêché d'infliger le même traitement à d'autres par la suite.
"Cette violence souvent gratuite, je crois bien, n'est qu'une façon pour les plus blessés de transposer aux autres ce qu'ils n'aiment pas voir en eux-mêmes: c'est-à-dire la faiblesse." Paklow! Pascale Bélanger qui m'a écrit à ce sujet appuie drette sur le bobo. Le mien. Le vôtre aussi, non?
Quand je vous ai demandé de me raconter vos histoires concernant la violence des enfants envers les enfants, vous avez presque tous, instinctivement, écrit à propos de violence psychologique. Presque pas d'histoires de claques sur la gueule, ou alors, justement, ces claques étaient le résultat de harcèlement, d'insultes, de petites haines claniques des groupes d'amis qui font de nos amours d'infects petits monstres.
Sans doute, comme tout le monde, avez-vous lu Le Grand Cahier d'Agota Kristof. Il y a un peu de cette violence qui dort dans le cour des enfants, de presque tous les enfants. Ajoutez-y le besoin d'être aimé, de se sentir conforme à la norme, mais surtout, injectez-la de l'insouciance de l'enfance, et vous obtenez le petit laboratoire de cruauté humaine qu'est la cour d'école.
La vie adulte n'est pas moins brutale, seulement plus hypocrite. C'est l'insouciance des flos, si souvent célébrée, qui permet de blesser sans trop se soucier du mal qu'on fait, comme si on pouvait l'ignorer, comme si l'enfance était une forme d'immunité.
Vous m'avez écrit une petite fille blonde qu'on rejette à la maternelle parce qu'elle n'a pas grandi dans les parages et à laquelle on reproche d'être "trop laide pour qu'on puisse jouer avec". Vous m'avez écrit des enfants "de 10 ans qui songent au suicide", puis qui font les pires conneries "pour se faire aimer des autres". Vous m'avez écrit des ados poqués qui prennent la moitié de la vie pour s'en remettre, et vous m'avez écrit votre désarroi en tant que parent, votre peine. Je vous remercie.
Vous aussi m'avez renvoyé dans ce vestiaire de l'enfance qui est le mien. Et j'avoue que j'ai détesté ça.
Mon enfance me semble parfois comme une fiction. Des morceaux d'événements qui ne m'appartiennent pas (comme dirait Brautigan). Mes souvenirs sont des songes, les extraits d'un film que j'aurais vu. Tout y est saccadé. Silencieux comme un film en super 8. Rien n'est vrai.
Sauf les blessures, qui sont tangibles. Sauf les regrets, incontestables, que je porte comme un icepack logé près du cour. Suffit qu'on appuie dessus pour qu'il me gèle, me pétrifie. J'ai fait cela? J'ai dit cela? J'ai ri quand on le punissait? Je me suis moqué de ses cheveux, de ses vêtements, de ses parents, parce qu'il était gros, parce qu'elle portait des lunettes? J'arrive à peine à y croire.
Je pourrais me dire: nous n'étions que des enfants. Je n'y parviens pas. Je veux dire que je n'arrive pas à m'enlever ce icepack. Et peut-être que je ne veux pas non plus.
La mémoire n'est pas que pure culpabilité, elle est aussi un filtre. Un coupe-feu qui prévient les gestes que commande l'énervement.
Quand il m'arrive encore des envies de méchanceté, suffit d'appuyer un peu sur le icepack. Si, après, j'ai encore envie de fesser, c'est qu'il l'a bien cherché, ce con.