Desjardins

Plus loin que l’oubli

– Voulez-vous des sacs, monsieur Gilles?

Sur le coup, je n'ai même pas regardé de qui il s'agissait. J'étais fasciné par le contenu de son panier qu'il venait de déverser là. Les yeux rivés sur le tapis roulant de la caisse, je comptais en silence les dizaines de boîtes de conserve.

Qui peut bien acheter autant de bouffe à chats?

J'ai levé les yeux pour voir, et mon regard a trouvé le sien, pendant une fraction de seconde, le temps que je le reconnaisse. Il est retourné à ses affaires, avec cette manière assez maladroite qu'ont les gens timides de chercher à disparaître dans le décor.

Sans dire un mot, il a fourré tout ce qu'il pouvait de sa commande dans son sac à dos, et pris le reste dans des sacs de plastique. Quand je suis sorti, il enfourchait son vieux vélo de montagne, et partait, avalé par les passants, les voitures et un escadron de nouvelles mères en mission de remise en forme en groupe. Juste devant lui, un char de flic a traversé la rue très très lentement, et a finalement mis le gaz au fond. L'homme à vélo a tourné derrière l'autopatrouille et il est disparu.

C'était il y a quelques mois, et en pensant à cette dernière chronique sur la violence, j'ai eu envie d'aller cogner à la porte de la fondation qui porte son nom. C'était une pulsion un peu bête. Je voulais simplement lui demander: c'est pour vos chats ou pour ceux des gens dont vous vous occupez toute cette nourriture?

Je sais pas pourquoi je voulais savoir. Ou peut-être que oui, peut-être que je me voyais déjà en train d'écrire une chronique où la bouffe à chats en quantité monstre est le symbole de toutes les solitudes dont s'occupe cet infirmier de la rue.

Une montagne de solitudes, l'accumulation d'une même violence sourde, répétée dans l'indifférence générale: l'oubli.

Des centaines, des milliers de gens oubliés, invisibles, qui n'ont plus qu'un chat comme compagnon. L'oubli comme une torture silencieuse, ponctuée de quelques miaulements.

Avant d'aller le voir, j'ai fait ma petite recherche. Plus de 26 000 pages sur Google. Des tonnes d'articles, d'entrevues. Un dossier sur Wikipédia. Des témoignages à profusion, dont un qui raconte que cet infirmier de la rue fume, mais jamais en public, et qu'il boit une grosse bière le soir.

Je voulais toujours lui demander à propos de la bouffe à chats.

Je suis donc allé quelques fois à son bureau pour lui parler. La première, il n'était pas là. La seconde non plus. Puis, à la troisième, ça m'a passé. D'un coup, comme une vague qui vous tombe dessus et vous refroidit tout entier: je n'avais plus envie de parler à cet homme des gens oubliés.

J'ignorais ce que je pourrais dire de plus que ce qui avait été dit. Et autrement, je n'avais pas envie de me faire dire ce que je sais déjà, ce que nous savons tous déjà.

Par exemple: que la pauvreté ne rend pas nécessairement plus solidaire. Que c'est chacun pour soi, tout le temps, partout.

Je n'avais plus envie de vous écraser la misère d'un pays riche dans la face, plus envie de me sentir coupable ou de vous culpabiliser. Plus envie de constater la fracture de ce monde, et les quartiers dans lesquels je vis et travaille comme une représentation de cette brèche à plus petite échelle.

Je n'avais pas envie de vous raconter la solitude comme un supplice de la goutte, les journées qui n'en finissent plus, quand la maladie et l'absence de contact avec les autres enlèvent son sens à la vie, et qu'on espère la mort, qu'on prie pour qu'elle vienne.

Je n'avais pas envie de dire comment les animaux de compagnie redonnent espoir, et permettent de rompre avec cette solitude. Je ne voulais plus le savoir.

Je me contrecrissais de la bouffe à chats.

Je n'avais pas envie non plus de jouer l'émotion pour l'émotion, pour faire de la bonne chronique. Pas envie de me poser en éveilleur de conscience et de faire spinner la pitié sur le bout de mon doigt comme un Harlem Globetrotter de l'empathie: ce que je ne suis pas. Je n'avais pas envie de faire de cette misère un spectacle, d'ajouter un autre article sur le sujet au lot qui apparaît déjà à l'écran quand on tape le nom de ce célèbre infirmier de la rue sur Google. Pas envie de constater encore une fois l'échec de la justice sociale et la nécessité de la charité pour venir patcher les trous.

J'étais debout, face au local où l'infirmier accueille les poqués du coin. Une grosse Noire tournait en rond devant la porte, l'air de se demander si elle devait entrer ou non. À l'intérieur, le mobilier avait l'air d'avoir été acheté pour cinq piastres dans une vente de garage.

C'est là que j'ai compris que je ne chroniquerais pas sur lui, parce que si je le faisais, je mettrais en scène une sorte de porno du malheur qui ne profiterait qu'à moi-même. Ma guignolée des médias à moi tout seul.

La femme qui gossait devant la porte est entrée, je lui ai tourné le dos, suis monté sur mon vélo, et j'ai tenté de disparaître dans la foule. D'aller n'importe où si c'est plus loin que l'oubli.