Au Canada, un adulte sur deux n'atteint pas le troisième niveau de littératie.
La littéra-quoi? La littératie, ou plus simplement, la capacité de lire, puis de comprendre et d'absorber le contenu d'un texte.
Répétons donc: au Canada, un adulte sur deux n'atteint pas le troisième niveau.
Et à quoi ressemble le deuxième, au juste?
Les répondants de niveau 2 peuvent lire uniquement des textes simples, explicites, correspondant à des tâches peu complexes. Ces personnes peuvent avoir acquis des compétences suffisantes pour répondre aux exigences quotidiennes de la littératie mais, à cause de leur faible niveau de compétences, il leur est difficile de faire face à de nouvelles exigences, comme l'assimilation de nouvelles compétences professionnelles.
Le niveau 3 est considéré comme un minimum convenable pour composer avec les exigences de la vie quotidienne et du travail dans une société complexe et évoluée.*
Bref, la moitié du pays navigue sous ce seuil minimal, à la frontière de l'analphabétisme, et s'en trouve plongée dans les ténèbres. Puisque pour comprendre des idées un peu compliquées, pour saisir au moins en partie la teneur des enjeux de société qui nous concernent, pour aider son enfant à faire ses devoirs, pour lire une chronique sur la commission Bastarache et après pouvoir résumer ce qu'on y dit, il faut atteindre le troisième niveau de littératie.
On ne le répétera pas assez: la moitié d'entre nous n'y parvient pas.
Chaque fois que Le Devoir publie son cahier sur l'alphabétisation (comme samedi dernier), je tombe en bas de ma chaise. On lit ce genre de statistiques, et on se braque. Comment cela est-il possible? Pas ici, pas chez nous, pas dans le plusse meilleur pays du monde?!
Pourtant oui, ici comme ailleurs en Occident, répondent les statisticiens, les problèmes de lecture sont légion; le Québec n'est pas meilleur, ni pire.
Pour que cette information porte, pour qu'elle fesse là où ça fait mal, les analystes mesurent les conséquences de cette lacune sur la productivité. C'est le langage que comprennent les gouvernements et les entreprises: combien ça coûte que le monde sache pas lire?
Eh ben, ça coûte cher, mes amis. À une époque où les jobs d'usine disparaissent et migrent vers des pays exempts de méchants syndicats, en cette ère où même un mécanicien doit pouvoir lire et comprendre des données un peu alambiquées et faire fonctionner des ordinateurs, la situation n'a rien de bien rassurant.
Une économie de savoir où les supposés détenteurs de ce savoir ne savent pas lire, ça n'augure rien de bon.
Mais c'est l'idée du savoir sans l'économie qui m'intéresse.
C'est-à-dire: peut-on aussi mesurer la détresse des gens à leur incapacité de comprendre en profondeur le monde qui les entoure? Les cyniques me diront que l'extrême intelligence de nombreux intellectuels, artistes et savants ne les a pas empêchés de se défenestrer ou, plus communément, de mener une vie privée pitoyable. Sauf que ça n'a aucun rapport avec ce que j'avance.
Je ne dis pas que de savoir lire rend nécessairement plus heureux, mais que cela permet d'être en contact avec le monde, et au pire, d'au moins pouvoir s'appuyer sur quelque chose quand ça va mal: les mots des autres.
Allons plus loin et proposons que même si la moitié de la population lit peu, pas ou mal, la généralisation de ce handicap ne rend pas tous ces gens moins seuls.
En fait, la statistique n'enlève rien au poids de cette solitude, de l'enfermement qu'est l'ignorance qu'on perpétue à la maison, transmettant le mépris de ce qu'on ne comprend pas à ses enfants, confinant tout un pan de la population dans un anti-intellectualisme complètement stérile.
On mesure la portée de l'analphabétisme (fonctionnel ou pas) en le collant à l'économie?
Très bien. Mais parlons aussi d'un autre PIB, un autre produit intérieur brut, le nôtre, individuel, un truc qui ressemble à un mélange d'intelligence, d'aspirations, d'élans et d'émotions. À une âme?
Sans la possibilité d'entrer en contact avec ses semblables, ce PIB devient une prison. Il faut avoir accès à l'intériorité des autres parfois, pour se comparer, pour se rassurer et se dire qu'on n'est pas seul à souffrir, à désirer, à avoir des envies de tout casser.
Pour ça, il y a les chansons, il y a les livres. Je prends un recueil de poèmes de Raymond Carver, je fais tourner les pages et tombe sur ce passage:
J'ai vu de mes propres yeux ce que la frustration peut faire à un homme.
Le faire pleurer et foutre son poing à travers un mur de cuisine. Le faire rêver d'une maison à lui au bout de la route. Une maison remplie de musique, de bien-être et de générosité.
Une maison que personne n'a encore habitée.
Imaginez. La moitié du pays parcourt ces lignes et ne comprend pas vraiment. La moitié des adultes du monde "civilisé", qui partagent pour la plupart les mêmes souffrances, lisent ces mots, mais ils sont toujours à la dérive, seuls dans le monde, isolés dans leur incapacité de se reconnaître, de prêter du sens aux mots.
Et peut-être un peu, du même coup, d'en donner à leur vie.
* Cette description des différents niveaux de littératie est tirée d'un document de l'OCDE utilisé par Statistique Canada afin d'exposer ses paramètres de recherche et ses conclusions. Ce qui me fait penser, d'ailleurs, qu'être un peu parano, je vous dirais que nos politiciens ont tout avantage à laisser tomber ce genre d'exploration. Contrairement à ce que prétend cet ahuri de Maxime Bernier, cela n'a rien à voir avec le respect de la vie privée. Votre compagnie de carte de crédit en sait plus sur vous que n'importe quel statisticien à Ottawa, ce qui n'émeut personne au bureau de Stephen Harper. Mais être un peu parano, je vous dirais qu'un peuple qu'on garde dans le noir est évidemment plus facile à manipuler. Imaginez s'il est dans le noir, et qu'en plus il l'ignore.
Texte pertinent – surtout lorsqu’on enseigne à des étudiants du cégep dont certains ont réussi à se faufiler entre les mailles relâchées des évaluations de la langue française au secondaire.
D’autant plus vrai lorsque la discipline enseignée exige de coller aux mots, de les rassembler pour construire une idée, un argument, une analyse. Pas facile d’exprimer ce que l’on pense : « Oui – c’est ça que je voulais dire ! » Traduire par : j’ai été incapable de l’écrire.
J’ai élevé la barre haute cette session-ci : faire lire Montaigne et commentez certains extraits. Dont celui-ci : « Il y a grand amour de soi et présomption d’estimer ses opinions jusque-là, que pour les établir il faille renverser une paix publique. » Intéressant tout de même dans un monde où le fanatisme tend à croître.
Pas de danger que cela se produise dans ce plussse beau pays du monde … Je suis rassuré. À moins que les conservateurs poussent trop loin !
Stéphane Delisle