Le crépuscule d'un rêve
Desjardins

Le crépuscule d’un rêve

Avant, il n'y avait rien ici. Pas de IGA monstrueux et son parking plus grand encore qu'un terrain de football. Pas de McDo, de Normandin, de Caisse Pop, de petit café et son delicatessen en face. Pas de fleuriste, de pizzeria de luxe, de quincaillerie géante. Pas de maisons à perte de vue, pas de néo-manoirs.

Avant, il n'y avait rien. Et surtout, il n'y avait pas, entre Jean-Gauvin et la sortie de l'autoroute 40, ce feu de circulation où, quand j'y suis passé samedi, une jeune femme appuyait sur le bouton afin d'obtenir le passage réservé aux piétons.

Toute l'évolution de la banlieue dans laquelle j'ai grandi s'incarne, si j'ose dire, dans ce passage pour piétons, dans cette jeune femme d'une extrême normalité qui attend, entre le bosquet qui borde l'autoroute et le stationnement d'une épicerie, dans le crépuscule d'un jour d'automne et du rêve de la banlieue.

Voilà, la banlieue dans laquelle j'ai passé 13 ans de ma vie ressemble à la fin d'un rêve.

Cette chronique est donc forcément nostalgique, puisque c'est vrai: c'était bien mieux avant.

Avant quoi?

Avant que la banlieue ne se transforme en petite ville parce que le trafic automobile l'a poussée à la réclusion, à se donner des services urbains rendus inaccessibles. Avant qu'elle ne se densifie, et s'étende pour se densifier encore. Avant que le simple retour à la maison depuis la ville ne se transforme en gymkhana digne de générer d'interminables logorrhées sur les ondes et des dossiers-témoignages dans les journaux.

C'est la faute aux constructions? Surtout à celles que nous érigeons dans nos têtes, oui.

Comme cette idée que la banlieue est un endroit protégé des affres de la cité, de sa circulation automobile, de sa saleté. Une enclave de bonheur gazonné en retrait du monde qui souffre, quoi.

Cette idée, surtout, que les choses ne changent pas, qu'elles ne peuvent pas changer.

À la décharge de ceux qui vivent en banlieue, les modifications dans le paysage s'y font assez progressivement pour que, de l'intérieur, on parvienne à se convaincre que les choses ne bougent pas, ou presque. Il faut peut-être l'oil extérieur de celui qui revient chez lui en touriste -même si c'est toutes les deux semaines – pour constater que la quiétude de l'endroit où il a passé son enfance et son adolescence s'évanouit pour faire place à un cloaque autoroutier, et pas seulement à l'heure de pointe.

En fait, et c'est ainsi pour tout le monde, notre désir de permanence fausse complètement l'analyse que nous faisons d'une situation.

Voilà donc tout ce monde, bumper à bumper, hurlant avec ses animateurs de radio favoris au complot gauchiste et écolo tandis qu'on propose une autre manière d'envisager les transports. Voici tout ce monde qui s'est sauvé de la pollution de la ville, mais qui se retrouve captif de son auto et réclame plus de place encore pour les autos. Voici tout ce monde prêt à souffrir, prêt à passer quelques heures par semaine sur la route, à condition que ses habitudes demeurent les mêmes.

Sauf qu'elles ont déjà changé. Cela s'est fait par nous, avec nous, organiquement. La ville a grossi, elle a pris du bide, lentement mais sûrement, et elle doit apprendre à vivre avec ce surpoids.

En ce moment, on mesure parfaitement le gonflement exponentiel du parc automobile. Il se calcule en minutes de réclusion dans une boîte de métal et de plastique achetée à crédit. Et comme on souhaite la continuité, que rien ne bouge, on répond à l'état actuel des choses par le refus catégorique du changement: construisons plus de routes, fuck les transports en commun.

Vivre dans le déni ne nous avance à rien. Dire que nous appartenons à un monde dont la culture est essentiellement automobile ne règle aucun problème non plus.

Il y a des limites à refuser le changement, et nous sommes sur le point de les atteindre.

Alors on fait quoi?

Pour une fois, on réfléchit. Pas comme les joyeux totons qui mettent de la pelouse sur la rue et dans les parkings. Mais pas non plus comme ceux qui militent afin qu'on puisse continuer à vivre chacun pour soi, seul dans son auto, dans sa bulle, en fantasmant de tout de même s'épargner les souffrances des bouchons sur la route.

Dans un cas comme dans l'autre, je me sens complètement décalé, parce que, comme d'habitude, la solution n'est jamais aux extrêmes.

Impossible de conscientiser les automobilistes en les agressant, mais à l'inverse comment peut-on être l'otage du système actuel et le défendre comme vous le faites avec autant de colère, avec une réelle haine de toutes les solutions de rechange qu'on vous propose, et qui, à moi qui ai longtemps souffert avec vous, paraissent toutes mille fois mieux que de végéter derrière un volant pendant ce qui équivaut, au bout d'une semaine, à une journée de travail?

À moins que ce soit autre chose. À moins que le problème, ce soit le rêve.

Le bogue, c'est qu'on ne veut peut-être juste pas qu'il s'achève, c'est ça?

La maison en banlieue, le terrain, les deux voitures dans l'entrée. C'est ça le rêve, non? C'est ça, le symbole de la richesse, de la réussite? C'est bien la manière que nous avons de dire au voisin: checke, je suis quelqu'un, non?

Puis vous montez à bord de ce symbole de liberté et d'opulence, et vous restez pris dedans pendant de longues minutes tous les matins, tous les soirs. Normal que vous le défendiez ainsi, vous passez plus de temps avec lui qu'avec vos enfants.

Cela dit, sommes-nous simplement prisonniers d'un rêve tissé de vanité et de conventions sociales? Alors quand il tourne au cauchemar, le réflexe logique, me semble, c'est de se réveiller.