L’automne
Sur le plancher du salon, j'ai répandu ma vie. Papiers, vieux rapports d'impôts, badges de natation, souvenirs de camps d'été. Il n'y a pas que chez Marc Bellemare qu'on exhume les documents disparus.
En déménageant, j'ai eu l'idée d'expurger mes archives personnelles. Une boîte brune au carton fatigué où je déposais pêle-mêle, depuis 20 ans, les cartes d'anniversaire, les mots qu'on m'écrivait, les cartes postales, les lettres. De la montagne de paperasse informe dépassait le ballot d'une sorte de correspondance adolescente que j'entretenais à l'époque avec des filles pour lesquelles j'avais sans doute le béguin, et qui répondaient toutes, dirait-on, sur du papier à lettres avec Garfield dessus.
Assis devant mes souvenirs, je prends une feuille au hasard, pliée sous un fanion chiffonné du camp Tekakwhita, je la lis, et je gèle.
Rien. Je n'ai souvenir de rien de ce qui est mentionné dans cette lettre. À la fin: Je t'aime. Puis un nom: Isabelle. J'ai aucune idée de qui ça peut être; je me trouve monstrueux.
Je me souviens d'une fille seulement de cet été-là. La sauveteuse, au même camp que le fanion. Elle avait 16 ans et moi 12. Je me souviens de chaque détail de cette fille que j'ai courtisée pas très subtilement, avec la gaucherie d'un enfant qui devine à peine les contours de ce qu'est le désir. Je me rappelle sa voix un peu cassante, ses cheveux blonds qui tiraient sur le roux, son maillot rouge, son nez un peu retroussé, les taches de rousseur sur sa poitrine et ses épaules. Elle s'appelait Caroline.
Je me souviens parfaitement de cette fille que j'aimais et qui ne m'aimait pas. Mais de cette autre qui m'a vraisemblablement aimé: rien. Pas même le début d'un souvenir, d'un visage, d'une intonation ou d'un moment dont j'aurais conservé une odeur, un feeling, le pincement d'un premier baiser, l'excitation d'une main curieuse qui furète en attendant d'atteindre la limite, si jamais il y en a une.
J'ai étalé tous les papiers sur le sol, et j'ai mis de côté tous ceux qui ne me disaient rien ou qui me rappelaient des événements que je préférais oublier. Je les ai dompés dans le bac à recyclage, le cour serré, comme si j'avais fait quelque chose d'ignoble en oubliant cette fille-là dont je jetais aussi la lettre. Comme si j'enterrais la preuve accablante de mon égoïsme.
Ou peut-être que ce n'est pas juste moi, que c'est l'amour en général qui est un salaud.
TOUNES D'AUTOMNE – Autant il a fait beau cet été, autant septembre est humide. Depuis la fenêtre de mon nouveau bureau à la maison, je regarde la pluie tomber en quantités quasi bibliques tandis que les étudiants stationnent leur auto et en sortent pour marcher jusqu'au cégep pas loin. Tiens, depuis l'étage, on voit s'ouvrir le parapluie de cette fille, un grand tournesol se déploie, on ne l'aurait pas vu depuis le sol.
J'écoute justement The Seer's Tower de Sufjan Stevens:
In a tower above the earth, there is a view that reaches far, where we see the universe…
Je suis pas si haut que ça, en fait je suis à la bonne hauteur pour voir sans être vu. Là, ce garçon qui marche, le visage fermé, le regard perdu dans ses pensées. De l'autre côté de la rue, cette fille qui fume dans son auto. Elle laisse la fumée de sa cigarette former une sorte de nuage très dense devant ses lèvres avant de tout aspirer d'un coup sec. Du haut de mon nouveau chez-moi, je vois à travers vous. Je vois vos joies, vos angoisses, votre tristesse. Vous les portez dans vos yeux et dans vos traits quand vous ignorez qu'on vous observe.
Il pleut encore, je me fais une liste de chansons pour écrire l'automne. Pour écrire ce que je vois dans la rue, en vous.
The Seer's Tower pour commencer. Le Baiser Modiano de Vincent Delerm, pour sa sublime mélancolie, pour sa narration parfaite et la musique triste de mots qui ne le sont pas. Le Repère tranquille, de Vincent Vallières, pour la fragilité de ce qui est beau. Christmas Card from a Hooker in Minneapolis de Tom Waits pour sa perfection dans sa description des malheurs ordinaires, aussi accablants que la pluie un soir de Noël. I'll Try Anything Once, une version inédite d'une pièce des Strokes découverte dans la bande-annonce du prochain film de Sofia Coppola, où la voix de Julian Casablancas se brise comme du cristal dans un écrin de velours. Lucky Lucky de Desjardins, pour me rappeler la chance que j'ai. Et Lucky de Radiohead, parce que, tous autant que nous sommes, "we are standing on the edge". No Expectations des Stones pour la voix de Mick qui glisse avec la slide de Keith. Puis Sunken Treasure de Wilco, parce que des fois, "I'm so out of tune" avec le monde. Comme si j'étais pas accordé pareil, mais qu'on s'obstinait à jouer dans le même orchestre.
Voilà. C'est l'automne dehors, et maintenant, ce l'est un peu en dedans aussi.
Cette brumeuse chronique d'automne est dédiée aux cours brisés qui ramassent courageusement leurs morceaux éparpillés et à ceux qui chantent faux mais qui s'en fichent et gueulent pareil. À tous ceux et celles qui prennent parfois le temps de regarder le monde plutôt que de se contenter pour le traverser à toute vitesse. À ceux qui vivent sans casque ni ceinture de sécurité. À ceux qui vont au dépanneur en pyjama. À ceux qui n'ont pas peur d'avoir peur. À ceux qui courent le risque d'être heureux au moins de temps en temps.
Merci, mon coeur est passé du vert au rouge, en quelques paragraphes.
Jusqu’à la prochaine pluie ! ou pas.
Moi qui fuit comme la peste la mélaconlie – parce que trop gluante – et que les jours de pluie désespèrent – parce que trop sombres – j’ai envie de regarder les feuilles tomber en m’abandonnant à l’automne, avec ce qu’il suppose de dérives humides et de soirées lénifiantes… Merci pour ce beau voyage dans mes saisons!
wow…tout simplement.
Merci David !