C'est pas vraiment une chronique littéraire si tu parles de deux livres sur deux petits paragraphes. Encore moins si, comme je l'ai fait la semaine dernière, tu te sers surtout des deux romans comme d'un levier.
Le principe est assez facile, utilisé mille fois: tu déposes ton idée, et la valides avec le produit de deux auteurs qui ont pris des milliers d'heures à dire la même chose que toi, mais portés par un raffinement qui soulève ton idée bien plus haut que tu ne pourrais jamais le faire toi-même en l'espace d'une chronique. Surtout si ça tombe sur une semaine où tu ne te sens pas très inspiré.
Voilà pour le principe du levier et les excuses bidon. Parlons des bouquins, maintenant. Le Houellebecq d'abord. La Carte et le Territoire.
Son meilleur depuis Les Particules élémentaires, c'est certain. Pourtant, je ne l'ai pas lu dans un état de ravissement permanent, au contraire. Et c'est peut-être mieux ainsi. Parce que l'agacement que je ressens en lisant Houellebecq est presque toujours le même: il relève d'un malaise, de l'impression de devoir soutenir le regard du pire de ce que nous sommes. Ce qui rend ses livres nécessaires.
Ce pire, incarné par Houellebecq qui se met en scène dans le livre comme en dehors, avec l'irritation supplémentaire que cela comprend, puisqu'il y a dans ce théâtre le même trouble que dans tous les autres du genre: encore un malaise devant la nécessité du spectacle que l'on fait de soi-même, qu'on soit plombier, chroniqueur, écrivain ou entrepreneur. Qu'on fasse son show à Occupation double, dans le journal, un bouquin ou à la commission Bastarache.
Au début du roman de Houellebecq, on dirait presque du Bret Easton Ellis. "Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d'enthousiasme." Puis arrive Damien Hirst, autre star de l'art actuel, et nous voilà, croit-on alors, dans l'univers des people. On s'y promènera un peu, c'est vrai, comme on visitera en touriste consterné l'état de l'humanité à l'ère post-post-post-industrielle. Mais les choses ne deviennent vraiment sérieuses, chez Houellebecq, que lorsqu'il s'agit d'étudier les rapports entre les êtres.
Ici, un peu les hommes et les femmes, mais moins qu'avant, et on ne s'en plaindra pas trop. Assez, c'est assez. Ce sont plutôt les pères et les fils qui taraudent l'auteur dans La Carte.
Un père immergé dans le travail, un homme qui ne se remettra jamais de la mort de sa femme, un être brisé, reclus, emmuré dans le silence. Même pas antipathique, même pas méchant. On sait qu'il y a quelque chose en dedans, seulement, personne n'ose soulever le couvercle. Puis un jour, devant l'imminente tragédie, ça se fait tout seul. Ça déborde.
Il y a alors cette scène où le fils sort acheter des clopes pour son père le soir de Noël. Dunhill ou Gitanes? Dans le doute, fébrile, il prend les deux. Il revient à la maison, et là, c'est comme s'il tenait son père par une main, avant qu'il ne tombe au fond du précipice. Il sait qu'il ne pourra pas le ramener, mais il veut en savoir le plus possible avant qu'il soit trop tard, ou qu'il ne se referme, plus simplement.
Houellebecq atteint ici une beauté tragique sans rien qui saigne, sans rien qui choque.
À moins que nous soyons assez mongols pour qu'acheter des clopes soit désormais objet de controverse. Ça ne m'étonnerait pas.
Cela dit, c'est aussi le rapport au père qui m'a le plus intéressé chez Nicolas Langelier (Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles). La mort du père comme nouveau point de départ, comme tremplin vers une réflexion sur le sens d'une existence de surface où toute tentative d'aller en profondeur serait minée par la culture ambiante.
C'est drôle, ce livre aussi m'a à la fois beaucoup plu et en même temps agacé.
La proposition, elle-même, me semblait contradictoire. Comme si en cherchant à faire un livre signifiant tout en empruntant la forme aux méthodes psycho-pop, l'auteur atteignait le degré suprême de l'ironie qu'il s'emploie pourtant à déboulonner tout au long du bouquin.
Puis il y avait cette impression d'avoir affaire à un essai déguisé en roman, lui-même maquillé en cette chose hyper cool, stylisée, une bébelle ou un gadget, ai-je envie de dire.
Mais malgré ces détails qui auraient pu être suffisants pour pourrir mon expérience de lecture, le récit de Langelier m'a habité pendant des jours après que je l'eus terminé. Pas parce que le personnage est chroniqueur musical dans un hebdo culturel, pas non plus pour ses références branchou à Cat Power ou aux futuristes russes.
Comme pour Houellebecq, ce n'est pas le vide existentiel des personnages ou le bling bling de la forme qui m'ont séduit. Ce n'est pas l'arrivée de Houellebecq comme acteur dans le roman de Houellebecq qui m'a plu tant que ça. Non plus les petits quiz et les digressions historiques dans le livre de Langelier.
Au contraire. Ce qui m'a plu, c'est ce truc qu'il y a à la toute fin des deux bouquins.
Comment expliquer sans trop en dire…
Avez-vous déjà traversé le tunnel ferroviaire qui passe sous la haute-ville? Moi si, une fois.
Les deux livres sont comme ce tunnel. Il y fait si noir qu'on ne voit pas où on met les pieds, ni sa main si on la place devant soi. Si noir, que la lumière tout au bout n'est pas plus grosse que la tête d'une épingle, mais elle vous éblouit quand même.