C'était dimanche et j'avais un peu la gueule de bois et il faisait beau, mais déjà, vers 15h, le soleil déclinait à travers les branches nues. Le jour avait donné l'impression qu'il voulait mourir depuis midi au moins. La lumière était sèche, crue. L'air semblait froissable, comme les feuilles mortes dans les sentiers, quelques minutes plus tôt.
L'auto roulait mollo, j'étais affalé sur le siège du passager, mes vêtements puaient la sueur et sentaient un peu la boue séchée aussi, les vélos ballottaient doucement sur le support derrière et la musique jouait en sourdine dans les haut-parleurs du Volks.
On avait cessé de parler depuis quelques minutes. Je regardais la lumière qui se faisait avaler par les bruns d'une Côte-de-Beaupré décharnée par l'automne quand on a commencé à discuter du paysage autour. Du boulevard Sainte-Anne et de son interminable tragédie de tôle gaufrée, de jumelés gris, du gros chien qui pèle devant la boutique de souvenirs, de l'atrocité vert mort du type qui fourgue des machins en cuivre, de la maison de Schtroumpfs, des garages déconcrissés dont la devanture en aluminium pâlit au soleil et au vent, des maisons neuves qui bordent l'autoroute et dont les propriétaires subissent l'incessant vroum-vroum pour un morceau de vue sur le fleuve.
Mais on a surtout parlé des terres, du monde agricole rongé par le cancer de la banlieue tentaculaire et ses métastases de CanExel.
Imagine, c'est ça qui a nourri le Québec à sa naissance, et c'est le sort qu'on lui réserve, m'a dit M., le ton cassant de sa voix dénotant une indignation authentique, et contagieuse. En une seconde et quart, j'étais tiré de ma torpeur, aussitôt agacé, irrité moi aussi.
Sorte de mécanisme d'autodéfense contre la dépression nerveuse et la colère permanente, on finit par ne plus voir la laideur à force de passer à côté en songeant plutôt à la destination pour pouvoir ignorer l'horreur du chemin.
Bon, l'horreur, j'exagère peut-être. Ou peut-être pas.
Je me suis mis à regarder pour vrai, pas distraitement. La nature autour devenue chauve paraissait exacerber la mocheté qui borde le chemin, comme si le feuillage et la neige faisaient oublier le pire, mais que, dépouillé de ce cadre, le tableau révélait une sorte de vérité honteuse. Là, ce hangar brun et noir qui s'étend jusqu'au fleuve et bloque l'accès comme la vue. Ici, un parc de maisons mobiles, et toujours cette enfilade de concessionnaires de voitures, de ski-doos, de bateaux, de motorisés, de roulottes…
Ça, c'est du côté du fleuve. De l'autre, on a bradé une terre agricole pour la refondre en réseau compact de condos anonymes. Et là, la même chose, et encore. Et encore. Plus loin, un panneau nous annonce un nouveau lot du même genre. Les cours de tout ce beau monde font face à l'autoroute, la vue depuis les chambres, la cuisine et la galerie: un peu de fleuve et beaucoup de chars. Quelqu'un peut-il m'expliquer pourquoi on peut souhaiter vivre là?
Le développement, je veux bien, a poursuivi M. pour conclure, c'est sûr que ces terres-là ne produisent plus grand-chose, mais il me semble qu'elles méritent mieux que ça.
Le silence s'est réinstallé entre nous.
On allait passer devant la chute, et le bunker de béton qui sert de niche au téléphérique. La température rendait la fumée de la ville plus dense, le bleu du ciel plus opaque, et les parois internes de mon nez s'asséchaient à cause du chauffage dans l'auto.
Je me suis mis à penser à ma chronique de la semaine dernière. À vos réactions, nombreuses, enthousiastes ou dégoûtées, mais vraies, comme l'était mon cri. J'ai repensé à mon exemple mal choisi de la téléphonie cellulaire pour illustrer l'imperfection du libre marché (ce marché est tout sauf libre), et j'ai pensé à ce que j'aurais dû dire.
J'aurais dû dire que gouvernement ou pas, il y a toujours deux gars qui vont manger au resto ensemble. Ils lunchent, et s'ils sont familiers, ils parlent du cul de la serveuse. S'ils ne le sont pas, ils se contentent de parler d'affaires. Privé ou public, il y a toujours un gros lunch sur le bras, et des décisions qui font l'affaire des deux gars, de leurs patrons, des actionnaires, mais pas nécessairement des gens en dessous. Vous et moi. Ce que je voulais dire, au fond, c'est que gestion d'entreprise ou d'État, il y a toujours quelqu'un qui attend juste de pouvoir crosser son prochain, ses clients, le public, peu importe, et qu'il n'y a aucune solution magique. Seulement des mécanismes de protection, et le courage ou pas de les mettre en ouvre.
Le rapport avec cette route, avec le massacre du patrimoine agricole? Il est dans mon indignation, identique à celle de mon ami à propos des paysages.
Quand j'écoute ce qu'on dit de tous les programmes sociaux qu'on souhaite éradiquer parce qu'ils sont mal gérés comme on se débarrasse d'un chat qui pisse sur le tapis, et qu'on prétend que les médias sont tous noyautés par des gauchistes et des socialistes, et qu'on prononce ces mots avec dédain pour jouer les vierges offensées parce qu'on démonise supposément la droite, et qu'un tapon de chef syndical joue le jeu en traitant ces gens d'extrémistes, et que des connards viennent foutre la merde dans une convention libertarienne qui a parfaitement le droit d'exister, et que j'observe tout ce mouvement d'imbéciles de part et d'autre, incapables de nuance ou de voir la putain de poutre dans leur oil: je m'indigne, oui. Je crie, je hurle, je freake.
Parce qu'il me semble que dans sa gestion pitoyable comme dans la critique manichéenne et souvent imbécile qu'on en fait, le Québec qui nous a mis au monde mérite mieux que ça.
Bonjour M. Desjardins,
Je viens de lire votre dernière chronique « La montée de la droite expliquée aux enfants ». J’y ai principalement noté votre impression d’être un « champ de bataille » et votre révolte « contre l’imbécilité et l’absence de vision des politiciens et des fonctionnaires qui ont laissé se lézarder nos idéaux de justice sociale par manque de courage ».
En lisant cette phrase, je me suis dit que vous y étiez rendu. Comme la presque totalité de la population, vous en êtes au point où vous vous demandez comment nous avons bien pu en arriver là, sans toutefois parvenir à saisir ce qui se passe réellement. J’en étais au même point que vous avant de tomber, plus ou moins par hasard, sur le livre « De la destruction du savoir en temps de paix ». Je vous recommande plus que fortement de lire ce livre disponible à la bibliothèque Gabrielle-Roy.
Un groupe de professeurs et de chercheurs français a décidé de se plonger dans la lecture des accords internationaux afin, justement, de comprendre ce qui nous échappait. Naturellement, c’est le type de lecture que pratiquement personne n’ose entreprendre en raison de la grande complexité de la chose. Malgré tout, ils s’y sont attaqués et ont recoupé le contenu de l’ensemble des textes de ces accords internationaux pour parvenir à dégager une vision d’ensemble. Et ce qu’ils y ont trouvé est proprement sidérant.
Vous y comprendrez comment nous nous retrouvons aujourd’hui dans une société qui voit ses acquis sociaux s’effriter rapidement. Vous y constaterez aussi que nos acquis sociaux ne se lézardent pas tant en raison d’un manque de courage mais bien parce que ce qui se passe actuellement est prévu et voulu! Il s’agit en fait d’un plan qui s’exécute sous nos yeux depuis de nombreuses années, sans que nous en saisissions le portrait d’ensemble. À la page 99 du livre, les auteurs exposent d’ailleurs la recette en trois étapes employée pour « affamer » le système public. Et jusqu’à maintenant, cette recette fonctionne à merveille. Par exemple, on peut penser que notre système d’éducation est rendu à l’étape 2 de la recette tandis que notre système de santé en est à l’étape 3.
Je ne vous en dis pas plus, outre que la lecture de ce livre m’a marquée au point de me décider à moi-même écrire un livre. J’y travaille présentement. Car il est évident que plus nous attendrons avant de réagir, plus nous allons continuer de nous enfoncer en tant que société.
Je suis persuadé que la lecture du livre français vous fera comprendre pourquoi vous vous sentez comme un champ de bataille. La raison en est bien simple. C’est parce que nous sommes sur un champ de bataille. Un champ de bataille où les armes utilisées consistent principalement, comme vous le disiez encore fort justement dans votre chronique, en des « demi-vérités bien emballées » destinées à nous distraire mais surtout, à nous diviser pour pouvoir mieux régner.
Et plus tôt nous nous rendrons compte de ce qui se passe, plus rapidement nous pourrons commencer à nous défendre et à réclamer, voir forcer un retournement de la situation. Mais pour ça, il faut d’abord que la population comprenne ce qui se passe. C’est le but du livre que j’écris. Ensuite, il restera à s’y mettre. Tous. Ensemble.