Un métier
L'histoire est bien meilleure et son dénouement encore plus improbable parce que, logiquement, rien de tout ça n'aurait dû se produire.
Imaginez un p'tit con de 25 ans qui vient tout juste de reprendre ses études au cégep, études qu'il a déjà abandonnées une demi-douzaine de fois au profit de boulots plus ou moins minables et d'une vie qui rebondit sur l'eau comme un caillou plat: en faisant une interminable série de ronds, de fête en fête, nuit après nuit, ignorant le moment où il coulera par le fond.
Sauf qu'il ne veut plus vivre en attendant cette fatalité, et se braque. Moyenne dans les 90, super motivé, il a déjà passé son examen d'anglais à l'université, il veut étudier les romanciers américains.
Pour quoi faire exactement? Il n'en sait rien. Il anime à la radio de l'université en dilettante et s'amuse à y jouer les provocateurs, il a écrit cinq ou six articles dans des journaux étudiants et sur un portail Internet. Mais il ne rêve pas: il ne gagnera pas sa vie en écrivant des critiques de disques, des entrevues avec des musiciens, des auteurs… En fait, ça ne lui traverse même pas l'esprit. S'il parvient à vivre en écrivant quoi que ce soit, ce seront des manuels d'utilisation pour des toasters, des discours de politiciens ou, plus probablement, des communiqués de presse annonçant la parution d'un quelconque livre de psycho-pop. C'est dans l'ordre des choses. Peut-être qu'il sera prof, ou qu'il reprendra la petite entreprise de gestion d'événements qu'il a fondée l'an dernier. Mais journaliste, ça n'arrivera pas.
Sauf qu'un jour de novembre, ça arrive.
Un poste de journaliste musical est annoncé. À reculons, parce qu'on lui a dit qu'il devrait, il va porter son CV. Intrigué par sa lettre de présentation un peu débile, le rédacteur en chef le fait venir à son bureau. On lui pose un tas de questions qui lui semblent ahurissantes: c'est quoi le dernier disque que t'as acheté, le dernier livre que t'as lu, connais-tu le nom du chanteur de Joy Division?
– M'en souviens plus, mais je sais qu'il s'est pendu.
Parce qu'il est convaincu qu'il n'aura jamais ce job et qu'il a été convoqué là pour assouvir la curiosité d'un rédacteur en chef déjanté, il répond l'air de s'en crisser un peu, et retourne chez lui étudier pour son examen de lundi.
Sauf que le lundi suivant, le téléphone sonne et son destin devient une sorte de balle courbe.
Il plaque l'école, et pendant les mois qui suivent, le rédacteur en chef lui apprend son métier. Tous les jours, il écrit des kilomètres de phrases jamais publiées, sévèrement analysées par son boss qui n'hésite pas à démolir ses errances stylistiques lorsqu'elles compromettent l'information, ou simplement parce qu'elles versent dans le mielleux, le fleuri, le kétaine.
Puis ça y est, il survit aux trois premiers mois d'essai, publie ses premiers textes, voit son nom dans le journal, interviewe une multitude d'artistes sur lesquels il capote, se brouille avec d'autres, s'enfle un peu la tête, puis revient vite sur terre. Il mesure sa chance, l'ampleur du miracle. Il sait que son talent y est pour quelque chose, mais il pondère: un enchaînement de décisions, de circonstances, un contexte et la chance y sont pour bien plus.
Rationalisons: quelles sont les possibilités, de nos jours, de tomber sur un type qui acceptera de former un journaliste sous-éduqué simplement parce qu'il semble prometteur, qu'il connaît assez bien la musique et qu'il est capable d'écrire convenablement?
À peu près nulles.
C'est ce qu'on disait dès le départ: l'histoire est d'autant plus intéressante qu'elle est cousue de fil blanc, que rien de tout cela, dans un univers normal, n'aurait dû se produire.
Pourtant, c'est arrivé. C'était il y a 10 ans.
Comme si l'histoire n'était pas assez délirante, deux ans plus tard, presque jour pour jour, il prendra la place du rédacteur en chef.
Il se souvient encore parfaitement du matin où il est débarqué de l'avion qui le ramenait d'Espagne, que le téléphone a sonné, que son boss lui a annoncé son départ pour Montréal, et que s'il le souhaitait, il pouvait avoir son job.
S'il y est toujours, c'est parce qu'il s'y sent chez lui, malgré le sentiment d'imposture qui ne s'estompera jamais tout à fait, mais avec lequel il a appris à vivre. C'est aussi, sans doute, parce qu'il n'a pas trahi la confiance de ses patrons qui, eux, ont eu le courage de le laisser écrire en toute liberté, tandis qu'il dirigeait le journal comme il l'avait appris dès le premier jour.
Le jour de cette question sur le nom du chanteur de Joy Division, posée par ce type sur lequel il s'est collé pendant deux ans en espérant que le talent finirait par se transmettre par osmose. Et il a l'impression que, dans certaine mesure, c'est un peu ce qui s'est produit.
Il lui doit beaucoup. Pas tout. Mais il lui doit l'impulsion première, sa générosité, une éducation qui comprend une vision détaillée du journalisme, une manière d'envisager l'écriture. Il lui doit aussi une part de sensibilité, une poignée de nerfs, une pile de disques, quelques livres sur Elvis, onze mille dîners au restaurant, autant de pintes de bière et de verres de vin, un répertoire intarissable de blagues de mauvais goût, de potins monstrueux, d'anecdotes invraisemblables et un métier. Le plus beau du monde. Écrire.
Pour tout cela, merci François.
Se raccrocher à ses rêves grâce au luxe d’un mentor? Voilà une bien belle histoire qui devrait en inspirer bien d’autres…
David
Je l’avoue, la lecture hebdomadaire de tes chroniques est un besoin qui frise la dépendance. Tu exprimes avec beaucoup de talent, des choses que je ressens, parfois simplement, j’ai du plaisir à te lire.
Cette dernière est particulièrement venue me chercher, je dois aussi mon métier à un homme qui a vu, il y a 15 ans, au-delà de l’ado que j’étais. Je ne l’ai pas oublié. J’essaye maintenant, dès que je le peux, de faire grimper des jeunes dans mon ascenseur, pour leur permettre d’aller, un peu plus haut, un peu plus vite. C’est comme cela que je remercie Robert…
Bonjour David!
Lire votre article m’a rappelé ce moment, il y a dix ans où j’ai contemplé cette offre d’emploi dans le Voir sans y donner suite. C’est fou le voyage dans le temps que j’ai pu faire…
Enfin! Tout cela pour vous dire que je suis heureuse que vous y ayez donné suite et que votre rédacteur en chef vous ait accompagné dans cette aventure. Apprendre cela nous console un peu avec le monde du travail, nous dis qu’il existe encore des patrons qui croient en l’être humain et ses capacités propres.
Bravo pour votre travail et bravo à François.
Line :)
Je reprends mot à mot le premier paragraphe du commentaire de Frédérick Poisson ,je le mets tout en majuscule et change le « tu » pour le « vous », ce n’est pas une critique à Frédérick mais le reflet de mon âge.
Votre texte est touchant parce que vous savez le dire plutôt savez l’écrire avec votre coeur et dans vos mots lesquels me ravissent à chaque fois que je vous lis. Un ton qui me plaît et je pense entre autres à votre avant dernière chronique: » Le(grand retour du)département des plaintes. Je vous écris à ce moment-ci pour vous dire simplement qu’au présent comme au passé je suis de ceux qui se contentent de vous aimer secrètement pour votre écriture et ce que vous écrivez, embêté ce n’est plus secrètement avec ceci.
Et vive « la seule liberté »
Certains lecteurs avouent que vous vous « exprime[ez] avec beaucoup de talent », qu’ils sont accros à vos chroniques, à vos idées. Quelques-uns vous « agonis[ent] d’insultes », d’autres n’ont pas d’opinion et il y a ceux qui la gardent pour eux, d’accords ou opposés. Plus je vous lis, plus je me forge une opinion, sur vous, du seul fait que vous collez parfaitement à l’image que véhiculent vos idées; vos oppositions. Rares sont vos textes comme celui-ci absents d’« opposopinions ». Pour un journal culturel, s’il en est un, le Voir de Québec s’est doté d’un éditeur en chef que plus d’un surnomment « le critiqueur en chef du Voir ». Vous qui semblez ne pas aimer les substances addictives, à la MSG, vous semblez cuisiner avec les mêmes ingrédients que nous servent ceux que j’ose appeler vos homonymes radiophoniques de Québec. J’ai la malheureuse impression d’être un des rares qui fait une intolérance à un tout autre ingrédient pourtant… Un ingrédient qui me pique trop souvent et que l’on retrouve, tout comme le MSG, dans presque toute la gastronomie médiatique que nous sert notre quotidien. Un piment que j’ai baptisé l’« opposopinions », une épice qui saisit, qui donne faim et qui comme le MSG crée une dépendance; il est rouge, il attire l’attention. Ce n’est pas par bon goût, mais par accoutumance que nous en redemandons, dommage. Où allons-nous nous nourrir de culture? Au musé, au théâtre, à la bibliothèque, certainement, mais au quotidien, nous n’y allons pas. On consomme (on bouffe) plutôt que de goûter parce que pour avoir du goût, il faut le développer. Mais comment? Sur les bancs d’école; en effet, mais quand nous n’y allons plus…? Le bon goût ce n’est pas comme la bicyclette, on doit le pratiquer pour s’en rappeler, pour le développer. Voilà ce que je vous reproche, vous aimez trop piquer. Il n’y a rien de mal là-dedans, mais quand il ya du piment partout, ça nous ulcère et ulcérés nous piquons à notre tour. Vous avez la cantine idéale pour permettre à nos papilles de s’ouvrir au bon gout, pour nous changer de cette saveur qui aussi nous donne mauvaise halène. Ce piquant qui ajouté au MSG fait en sorte que ça sent mauvais pas seulement à la radio ou dans les journaux, mais aussi dans notre salon où nos discussions puent de la gueule. Concoctez-nous des plats, plutôt que de nous servir toujours la même recette que vous réussissez si bien. Pas tous les jours, mais à l’occasion. Faite le à votre manière, épicée, mais faite le en sorte qu’épicé ne veule pas toujours dire piquant. Vous savez très bien de ce que je parle, je vous connais assez, sans vous connaître, pour savoir que vous êtes gourmand. Gourmand comme dans gourmand, pas comme gourmandise, mais comme dans connaisseur. Servez-vous de ce que vous découvrez, plutôt que de nous dire où il n’est pas bon manger. Donnez-nous l’eau à la bouche pour nous changer et nous donner le goût. Parce ce que le piquant donne des ulcères et qu’ulcérés nous devenons aussi amère et l’amertume on s’y habitue, on ne la perçoit même plus, pas plus que la mauvaise halène d’ailleurs.
Votre maître ne serait pas content d’entendre ça, mais il me semble que vous n’avez pas appris sa leçon: encore et encore, vous tombez dans le mielleux, le fleuri, le surfait, bref, le quétaine. Vous avez le courage d’afficher vos opinions mais, mises à part quelques bonnes chroniques, vous ne faites que de la littérature à effets spéciaux. Je croyais que le summum avait été atteint lorsque vous nous avez avoué nous regarder, nous observer et nous juger, du haut de la tour de votre appartement.
Mais votre chronique d’aujourd’hui bat tous les records: parler de soi même en troisième personne, donner la conclusion juste au début, présenter une vie en une dizaine de paragraphes, vous présenter comme un rebelle-instable-mais-au-talent-indéniable, structurer la chronique en crescendo (direction le happy-end), conclure par des éloges à votre maître (qui en réalité sont des éloges à votre goût pour la musique et la fête) et pour conclure, un « Merci François » utile pour que le lecteur se sente identifié avec vous et, la larme aux yeux, ferme le journal en songeant à la chance inouïe qu’il a eu, ce M. Desjardins.
De la littérature à effets spéciaux qui marche à tout coup, monsieur, vos lecteurs n’attendent que ça. Continuez à me surprendre chaque semaine. Je sais que vous êtes capable de vous surpasser car la stupidité et le quétaine sont infinis.