Au début, c'est une histoire de désamour comme l'humanité en recense toutes les heures.
Les gens, c'est vous et moi. Et ils sont comme ça, les gens. Ils conduisent leur vie comme leur auto, un peu tout croche, fanfarons, la pédale au plancher, en espérant que tout ira pour le mieux. Ils se surprennent ensuite d'avoir enroulé le char autour d'un lampadaire.
Puis ils lèvent la tête, et voient toutes ces voitures plantées dans le décor, comme la leur.
J'aimerais vous dire que le caractère parfaitement ordinaire des ruptures parvient à apaiser la douleur qu'elles provoquent, mais la banalité de nos malheurs ne les rend pas moins pénibles.
Une auto brisée est brisée. Un bras cassé est cassé. Idem pour un cour. Une épave est une épave.
Cette histoire de désamour, donc. C'est un ami qui me la raconte. Je suis tombé sur lui par hasard l'autre jour, dans un resto, cela faisait une éternité que nous ne nous étions pas vus. Je me suis assis au comptoir, le temps de bouffer un truc et de mettre nos vies à jour.
Autrement que par Facebook, je veux dire.
Cette rupture qu'il me raconte? Comme je vous le disais, c'est une histoire banale. À tel point qu'on pourrait en faire une sorte de formule, et remplacer les noms par des inconnues, comme en maths. Sauf une chose. Il y a cette autre variable qui s'ajoute à l'équation.
Des enfants qui ne sont pas les siens, mais un peu quand même. Ce qui fucke autrement le résultat.
X rencontre Y, séparée, deux très jeunes filles. X et Y sont fous l'un de l'autre, et vont vivre ensemble dans la maison de X. Y, elle, a la garde des enfants, qui ne voient leur père qu'une fin de semaine sur deux. X partage la vie des enfants qui, il le sait bien, ne sont pas les siens, mais comme il souhaite qu'Y accède à sa demande et lui fasse un bébé bien à lui, bien à eux, il traite les filles avec tous les égards possibles. Ça, c'est au début. Rapidement, ces attentions virent à l'affection, et il s'en occupe comme s'il s'agissait de ses propres enfants. Bref: il les aime.
Tellement qu'à la fête des Pères, les filles lui donnent un cadeau. Quand il proteste, elles lui disent: mais c'est toi notre papa.
Ça dure comme ça pendant des années. Puis, c'est là que ça devient d'un commun, mes amis: le couple s'érode de différentes manières, jusqu'à l'implosion, et à force d'usure et de trahisons, tout dérape, et voilà le lampadaire qui vient dire bonjour.
Y déménage. Plus de nouvelles… Jusqu'au soir où les filles qui réclament X font craquer leur grand-mère qui prend le téléphone, appelle, et lui passe les filles. Quelques secondes de torture, d'au revoir, et là, c'est vraiment terminé.
Du jour au lendemain: plus rien. Tu élèves des enfants presque à temps plein pendant des années, et ils disparaissent de ta vie comme ça. Tu n'y peux pas grand-chose. Tu n'as aucun droit, et tu considères, au fond, que c'est parfaitement normal.
Mais la raison n'arrange rien, sinon qu'elle t'empêche de devenir dingue.
"J'ai tout perdu, mon gars, dit-il. Ma blonde et les filles. Moi qui ai toujours voulu des enfants en plus… Et là, les filles, je ne pourrai plus les voir, pour l'unique raison que je ne suis plus avec leur mère."
Nous nous revoyons lui et moi, quelques jours plus tard, dans une ancienne taverne recyclée en resto, je voulais qu'il me raconte son histoire encore une fois, pour une chronique, lui avais-je dit. Après m'avoir redéballé tout cela, il évoque le match de boxe qui va se tenir dans deux jours. Il a quatre billets à vendre.
– Si ça m'intéresse? Peut-être.
– Et qu'est-ce qui t'intéresse dans mon histoire?
Je lui ai répondu qu'on n'entendait jamais parler de cette peine d'amour qu'ont les conjoints de parents qui doivent se séparer d'enfants qu'ils ont appris à connaître, à aimer. Je lui ai dit qu'aujourd'hui, ça devait arriver tout le temps, que je trouvais la chose d'une tristesse monstrueuse.
Mais en réalité, c'est surtout la boxe qui m'intéresse.
Une fascination sans cesse renouvelable pour le pugilat de la vie, pour la capacité des gens à encaisser les coups, à se faire mettre au tapis et à rebondir.
Le voilà, ce noble art, cette danse sur le ring que nous pratiquons quotidiennement, esquivant, cognant à notre tour, regagnant le coin pour un court moment de répit qui ressemble au bonheur.
Et à la fin, les perdants se relèvent. Ils en redemandent. Toujours prêts à retourner dans le ring pour ce court instant entre les rounds.
Notre ami s'éloigne dans la lumière blanche de l'hiver qui inonde l'intérieur de la taverne quand il ouvre la porte, mais avant, une poignée de main solide, un visage lumineux, peut-être traversé d'une ombre, mais sans plus. Comme un nuage suffisamment petit pour qu'on en distingue le contour au sol, puis qui disparaît.
Je le suis. Devant mon bureau, un type réclame de l'argent pour les pauvres et scande: paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté.
Nous savons tous que rien n'est aussi simple.
Bonjour David
Encore une fois un papier magnifique sur une réalité à laquelle je n’avais pas pensé, un autre masque du drame humain.
Je parle beaucoup de Toi à mes étudiants en philo. J’entends déjà certains puristes dire que tu n’es quand même pas Platon (!), mais de toute façon, je te préfère à Platon. Notamment parce que tu as les deux pieds sur terre et que tu es plus nuancé (!). Il m’arrive de voir un étudiant lire ton billet du jeudi à la pause. À ce moment je me dis qu’il y a encore de la place pour l’âme et l’intelligence dans l’écriture.
Je te demande de continuer ton bon travail. Et par le fait même de continuer ton travail de papa. Moi, je dois t’avouer, il m’arrive de ne pas me sentir à la hauteur même si j’ignore ce que c’est que la hauteur.
Une bonne année pour Toi et tes intimes.
Stéphane Delisle
p.s. tu visionneras un soir « Le Ruban blanc ». Je suis certain que tu apprécieras.