Mourir en santé
Desjardins

Mourir en santé

J'ai déjà dit ici au moins mille fois comment ce sont les imperfections qui font la beauté du monde.

Ce sont aussi ces mêmes anomalies et défectuosités qui font son équilibre: nos petites maladies nous gardent en santé.

Non pas celle des corps, qu'on tente justement de rendre toujours plus purs en assainissant nos habitudes jusqu'à nous faire mourir d'ennui. Je parle d'une idée de la santé comme d'un équilibre, d'une santé mentale collective, de nos travers comme des zones de défoulement communes, comme des adhérences qui nous délivrent des univers lisses que polissent jour après jour les gourous du bon manger, de la bienséance, de l'écologie, de l'hygiène mentale.

Tenez, l'autre après-midi, chez Dominique Poirier à la Première Chaîne, une pétrisseuse de chakras se vantait de s'être délivrée du café, comme s'il s'agissait de compulsivement engloutir une demi-douzaine de cuillérées de gras de bacon tous les matins. Comme si toutes les dépendances étaient mauvaises, alors qu'au contraire, ce sont les petites qui nous préservent justement des grosses, et donc des dérives et des névroses grandes comme ça qui guettent ceux qui ont évacué tout le plaisir au profit de la santé.

C'est le contact régulier – mais à doses homéopathiques – avec différentes bibittes et bactéries qui, paraît-il, contribue à notre immunisation contre les plus grosses. À force de petites offensives, le corps fabrique ses défenses; il apprend à répondre aux attaques.

Et plus nos maisons, nos bureaux et nos écoles sont désinfectés, moins notre organisme, qui perd ainsi contact avec l'ennemi, sera préparé à faire face aux invasions barbares.

Si seulement nous nous en tenions à cela, on se contenterait de multiplier les allergies et tous les troubles de la santé que l'on suspecte d'être liés à cette compulsion de chasser toutes les taches, toutes les marques, tous les indices et les traces de vie… Mais non, il faut en plus que nos obsessions de propreté dépassent outrageusement les limites de la maison. Sûrs que nous sommes de faire le bien, nous les étendons à l'ensemble de la vie des individus, alors que le système immunitaire devrait pourtant servir d'exemple, de métaphore qui n'annonce rien de bon pour cet autre organisme qu'est la société qu'on cherche à purifier.

Aussi, on n'éduque plus, on fait la morale. Parce que c'est pour notre bien.

Vous mangez gras? Vous fumez? Vous allez en mourir. Et en plus vous coûterez cher à la société, sous-entendent les curés de la santé qui, au rayon de la culpabilisation, ne connaissent aucuns rivaux, sinon les écolos qui s'improvisent messies du recyclage et des bonnes habitudes de vie.

Vous emballez le sandwich de votre enfant dans un sac Ziploc plutôt que dans un contenant réutilisable? Il sera exclu du concours qu'on fait ce midi-là à la cafétéria de son école.

C'était dans le National Post: dans une école de Laval, un enfant de la maternelle n'aurait pas pu courir la chance de gagner le toutou qu'on faisait tirer ce jour-là parce que les contenants réutilisables étaient tous sales au moment de faire les lunches chez lui.

Qu'a-t-on dit aux parents qui ont protesté? Qu'ils ne souhaitaient visiblement pas sauver la planète.

Dans le Time avant Noël, une nouvelle recherche nous apprenait qu'une seule puff de cigarette augmente les risques de souffrir un jour d'une maladie cardiopulmonaire. Rien que ça…

Une autre étude démontrerait que les fameux antioxydants dont le "docteur" Béliveau nous intime de nous gaver depuis des années n'auraient finalement aucune incidence sur le cancer ou sur le vieillissement des cellules en général.

Il paraît même que les sacs d'épicerie réutilisables contiendraient du plomb, qu'ils ne sont pas recyclables… Une autre déception qui vient fissurer le bel et grand édifice de nos convictions, elles-mêmes trempées dans la morale ambiante.

Ce qui nous ramène à la chose que nous essayons d'éviter, à la source même de toute cette volonté d'assainir la vie: j'ai nommé la mort.

Dans l'écologie comme dans la santé, dans notre volonté d'épurer le monde, c'est beaucoup notre fin qu'on cherche à conjurer. Mais sans jamais la nommer.

Elle se contente d'être là, à attendre. Et nous tentons de sauver nos âmes en purifiant nos corps et nos agissements… Les choses n'ont pas tellement changé, finalement.

Sauf qu'à force de la craindre, cette mort, se pourrait-il qu'on en soit rendus à avoir peur de vivre?

C'est pour cela que nous devons assumer nos défectuosités. Non pas en faire un mode de vie, mais les prendre pour ce qu'elles sont: des incartades, de salutaires égarements.

Aussi, je revendique le droit à l'imperfection. Le droit de me saouler de temps en temps, de fumer un pétard, et pourquoi pas, une fois un peu pété, de taxer une cigarette à un ami, même si je ne fume plus vraiment. Je veux parfois sortir trop tard, ne pas assez dormir, manger du sucre à la crème, du foie gras, boire encore, en faire un peu trop, dire des conneries, me mettre dans le trouble. Je veux transgresser les limites pour apprendre jusqu'où je peux aller trop loin. Je veux prendre des risques. Me blesser. Me relever et recommencer. Écrire dans la marge. Faire du bruit. Déranger.

Parce que c'est dans ses zones d'impureté que la vie trouve son relief. Vouloir l'aplanir, c'est lui enlever sa saveur, ses odeurs. C'est mourir un peu en tentant de fuir la mort.

Et je veux vivre. Pas être un cadavre en parfaite santé.