Le théâtre de l’ordinaire
Pourquoi écrivez-vous si mal?
La question n'est pas exactement formulée ainsi, mais c'est ce qu'elle veut dire. Elle provient d'un élève de cinquième secondaire dans une classe où l'on m'a invité à parler de mon métier. J'y vais ce jeudi, la prof a été assez gentille pour me fournir les questions à l'avance.
En fait, la vraie question, c'est: avez-vous déjà reçu des plaintes pour votre écriture particulière, souvent près du langage populaire, et pourquoi avoir adopté ce style?
C'est intéressant, j'y reviendrai à la fin, mais d'abord, je réponds à l'autre interrogation, tout de suite avant celle-ci, dans la même liste: avez-vous parfois un manque total d'inspiration, et que faites-vous dans ces cas-là?
Eh ben voilà: je fais n'importe quoi. Comme maintenant. Je lis le journal, je zigonne, je commence un texte qui ne fonctionne pas même si je sais justement que ça n'ira nulle part: c'est une sorte de réchauffement. Puis je le jette, j'en recommence un autre, et avant de me fâcher contre moi-même, je me change les idées en faisant un autre boulot, comme prendre mes courriels, ou relire les questions des étudiants d'un cours de journalisme que je rencontre ce jeudi.
Comme je suis le grand champion de la dernière minute, de la rêverie et de la perte de temps, je me mets à divaguer, à répondre dans ma tête à toute cette classe qui a lu quelques-uns de mes papiers et semble m'attendre de pied ferme.
Par exemple: comment je choisis mes sujets? Je vais vous servir le plus pénible cliché: ce sont les sujets qui me choisissent. Ils doivent avoir un angle de pénétration parfait, trouver leur chemin jusqu'à mes préoccupations du moment.
Tenez, pour l'heure, je freake complètement sur l'idée d'évolution. Je voulais faire toute une chronique là-dessus. J'avais même un très bon début, voyez:
C'est vrai, le monde change. Mais si lentement qu'on a parfois l'impression que l'humanité marche à reculons tandis que le tapis roulant de l'histoire, lui, poursuit son inlassable course avec le temps. Si on avance, donc, ce n'est pas tellement parce qu'on fait un pas en avant, mais parce qu'on s'est enfargés dans nos lacets: l'évolution est plus une série d'accidents qu'autre chose.
Des fois, je me prends pour un autre, j'ai des ambitions immenses. Là, il s'agissait de ridiculiser les gourous autoproclamés du Web, je voulais écrire qu'il me semble que l'idée même d'une révolution Internet est d'un ridicule consommé, que YouTube est une version démocratique d'America's Funniest Home Videos, que le reste du Web est un café bruyant où la clameur étouffe les idées, ou alors c'est un centre d'achats où l'on n'a pas à chercher du parking.
Mais voilà, au bout de quelques lignes, je m'énervais moi-même, et il y avait cette voix qui me répétait sans cesse: et alors, gros con, si c'est aussi nul, comment ça se fait que tu passes tes journées et tes soirées là-dessus?
Le pire, c'est que je connais la réponse.
Parce que je ne suis pas différent de vous. J'aime ce bruit, cette clameur. J'aime cette présence des autres dans la distance. J'aime les vidéos de gens qui tombent et se font mal, j'aime acheter le livre du cycliste canadien Michael Barry dans une boutique de vélos de Toronto parce qu'il n'est pas disponible sur Amazon, qu'il coûte trop cher à commander depuis Londres, et que l'auteur vient justement de retwitter que la boutique en question en a reçu toute une caisse.
(Me suivez-vous toujours, chers élèves? Nous sommes au cour de la création d'une chronique. Au début, je n'avais pas de sujet. Je niaisais. J'ai même pris vos questions comme prétexte pour n'écrire sur rien de particulier, parce que je peux écrire sur rien, même que ça m'arrive assez souvent. D'habitude, je parle d'écriture pour ne pas avoir à écrire. Puis je vous ai montré un bout de chronique où je me tombais sur les nerfs. Et l'actualité va maintenant me rattraper et faire s'effondrer mes scrupules, et du coup, titiller mon inspiration. Regardez bien.)
La révolution Internet est un leurre, c'est un centre commercial? Parlez-en aux marchands de la place Tahrir, au Caire, qui font de très bonnes affaires en vendant des clopes, des chapeaux de clown, des sucreries, des drapeaux égyptiens. On continue d'y scander des slogans anti-Moubarak en achetant des suçons pour les enfants et des Marlboro pour l'oncle Karim.
La révolution est toujours soluble dans le commerce, au Caire ou sur le Web.
C'est pour ce genre de choses que je ne manquerai jamais vraiment d'inspiration. J'ai parfois de la difficulté à trouver le bon angle, mais il finit par se manifester lui aussi.
Je suis comme ce personnage d'un roman de John Cheever qui retourne chez lui, sur l'étang de son enfance, quelque part en lointaine banlieue de New York. Il enfile ses patins, glisse doucement sur la glace, s'étonne qu'il n'y ait presque personne, puis au bout du petit plan d'eau gelé, il aperçoit les déchets qui dépassent de la surface: un lit, des poutres de métal, des pneus. On a transformé l'étang en dépotoir.
C'est ainsi: il y a toujours un con pour venir mettre ses ordures ou vendre des clopes et des chapeaux de clown. Il y a toujours un salaud pour venir défigurer la beauté.
Voilà pourquoi j'écris mal (je vous avais promis que j'y reviendrais). Mon travail, c'est de dire la beauté, c'est aussi de dire l'horreur. La chronique est un théâtre de l'ordinaire. Vous voyez des anglicismes, des emprunts à l'oral, et vous avez raison. Cela me donne l'impression que la forme rejoint le fond. J'ignore si on peut dire à cause de cela que j'écris mal. Mais j'essaie, au moins, d'écrire vrai, d'écrire en appuyant fort sur ces vérités du langage quand le sens des choses me glisse entre les doigts.
Des fois, j'écris même pas. Je capote. Je m'indigne. Je désespère. Je hurle.
Je ne comprends toujours rien au monde et il ne cesse de m'effrayer. Voilà pourquoi j'écris primal.
Parce que les mots en disent parfois trop. Parce que la touche « J’aime » m’indigne a souligner quelque chose qui me plait mais qui résume tant tellement le fond de ma pensée.
On peut toujours comprendre ce qui nous plait dans les mots (Maux) des autres.
Et on écrit tout le jour, dans notre tête. Et puis planté là, le nez fixe devant l’écran, c’est le blanc. Le vocable fou ayant animé le cœur du temps se retrouve anéanti au moment de l’expulsion tant attendu alors… Alors… « Ouais »… Je suis en train de vous répéter en d’autre terme.
Les mots en disent trop alors je me tait en disant seulement:
bravo pour la vérité.
Merci pour ce cadeau!
Je préfère écrire en laissant venir l’idée, comme l’ivrogne qui boit tout en contrôlant l’ivresse. Le résultat est souvent décevant, mais pendant que je le fais ma réflexion s’articule d’elle-même. Pour ce qui est du Web, nous avons tous ces interrogations autour de l’aspect mercantile, de la bêtise humaine qui s’y propage et de l’utilisation future de ce drôle d’outil, sans parler des télé-réalité…
La qualité de la langue, l’écriture comme outil de transgression. Le style lié intimement à la trame narrative tandis que l’on raconte le théâtre de l’ordinaire. Vaste et passionnant sujet. Et comme disait Sollers, « Qu’est-ce que la langue, à un moment donné, peut dire dans sa commotion, dans sa révulsion ou dans son insurrection. »
Cependant, et je le dis sans cynisme, le « mal écrire » semble désormais le seul moyen de rendre la laideur / l’horreur de notre monde parce qu’on ne cherche plus à aller au-delà du primal. Notre ambition est moins de comprendre le monde qui nous entoure que d’exprimer la douleur qu’il nous cause.
Écrire vrai pour parler des vraies affaires. Nous en somme là. Mais est-ce que les chroniqueurs d’autres temps avaient tout faux en travaillant le fond et la forme pour traduire le monde dans lequel ils vivaient?
Et puis il y a Céline, l’infréquentable mais aussi le génie de la langue et du style. Sollers, encore: » Ce qui m’intéresse, c’est le français de Céline comme moment de la langue; le français de Céline est en effet une batterie rhétorique énorme extrêmement cultivée, qui décline à la fois Rabelais, Zola, Chateaubriand, etc. C’est une bibliothèque en marche! »
De quelle bibliothèque pouvons-nous nous réclamer aujourd’hui?
Ne voyez pas dans mon commentaire une attaque, mais vos propos m’interpellent plus globalement. Peut-être y aura-t-il un lieu, un forum plus approprié pour en discuter en tout respect, il faut l’espérer.
Selon moi, je trouve que vous écriver francement bien. À plusieurs reprises votre article m’a fait sourire et réfléchir sur le fait de la tournure que les choses peuvent prendre. Commencer avec rien et finir avec une idée de génie. Parler de tout et de rien, mais réussir a faire un article que tout le monde relatera.
Je voulais vous remercier d’avoir pris un peu de votre temps pour venir nous parler de votre travail dans notre classe. J’ai particulièrement apprécier votre façon de prendre tout à la légère. Je me suis bien amusé et j’ai bien ri.
Merci
Écrivez-vous mal? Je ne penses pas que ce soit le cas. C’est cependant une façon d’écrire bien différente de celle que l’on apprend tous les jours à l’école, probablement la raison pour laquelle cette question a été formulée. Pour ma part, j’ai trouvé votre visite enrichissante et inspirante. Ce sont les deux mots qui me viennent en tête vite comme ça.
Je ne peux pas m’empêcher de me demander quelle tournure votre chronique aurait pris si elle avait été rédigée après votre visite au Collège. :)
Merci pour tout!
Wow est le mot qui me vient en tête quand je lis vos articles et quand je pense à votre »conférence » plutôt interractive avec la classe de journalisme. Vous avez allumé une petite lumière dans ma tête d’élève de cinquième secondaire qui fait de son mieux dans ce qu’elle entreprend continuellement, qui ne croyait pas les mots journalisme et paresse associables. Vous m’avez montré une facette du journalisme que l’on apprend rarement en classe, où le style ne suit pas de norme, il reste simplement propre à l’auteur. Indirectement, vous nous avez appris que c’est en se respectant soi-même et en avancant selon nos intérets et envies que l’ont avance dans la vie. Votre parcours, votre personnalité et vos articles m’ont énormément inspiré à poursuivre mes études dans les communications, à ne pas suivre de modèle, à être moi même.
Merci énormément de votre visite!
Un journaliste fait paraître sa personnalité dans ses articles, c’est ce que j’ai pu voir lors de votre visite au collège. Vous êtes authentique et j’ai l’impression que la « norme d’écriture » ne peut pas vous arrêtez, c’est cette nouvelle forme d’écriture que j’ai apprise. Dans vos articles tant à la conférence, je me demandais à quoi le sujet de départ allait en devenir plus tard, c’est ce que j’ai aimé. Nous ne savions jamais ce qu’allait être la fin. Vous n’aimez peut-être pas écrire, mais vous avez beaucoup de talent.
Merci pour la visite en classe !
Votre style journalistique est tout simplement rafraîchissant. Cela fait du bien de voir que le journalisme ne rentre pas dans un moule bien précis dont on ne peut sortir pour laisser libre cours à notre imagination. Merci d’avoir pris de votre temps pour répondre à nos multiples questions, se fut fort intéressant.
Au plaisir de vous lire encore et encore!
Vous, écrire mal? J’en doute énormément je trouve que votre style d’écriture est plutôt rafraichissant et se laisse lire facilement. J’ai rarement lu des chroniques aussi originales et j’adore ça! J’aime vos textes, car ils sont vivants, ils ont leur propre langage et les sujets sont diversifiés. J’ai vraiment apprécié votre visite dans notre classe, vous avez réussi à nous captiver et à nous faire rire tout en nous apprenant ce qu’est vraiment être un journaliste. Merci d’être venue partager vos expériences et de nous avoir parlé franchement.
Merci encore une fois et au plaisir de vous relire.
Mauvaise écriture ou pas, votre style journalistique simple et un tantinet improvisé me fait chaud au coeur. En vous lisant, j’ose à nouveau croire que l’univers parfois un peu trop snobiste du journalisme compte encore dans ses rangs des gens honnête, qui ne passe pas par mille et un procédés afin d’ébaïr le lecteur.
Votre présence en classe aura été pour moi enrichissante et captivante, elle me laisse sur ma soif d’en apprendre plus sur les différents styles journalistiques qui sortent du cadre ordinaire.
Merci de nous avoir accorder de votre temps.
Laurie Chouinard