La noblesse
Desjardins

La noblesse

J'ai grandi dans ce qu'on appelle la bourgeoisie. Je le dis sans honte ni fierté. Je n'y peux rien, anyway, j'ai pas choisi.

De cette bourgeoisie, j'ai conservé quelques snobismes (qu'on me reproche évidemment) et donc une idée assez précise du goût, une éducation remarquable qui m'a permis de ne presque pas aller à l'école, des bonnes manières que j'oublie trop souvent, une curiosité, mais surtout d'innombrables contradictions. À commencer par ces quelques légères fêlures au cerveau devant le fric, dont une culpabilité de gagner sa vie convenablement, d'en avoir finalement beaucoup comparativement à ceux qui n'ont rien.

Cela vous fait payer vos impôts sans rechigner, avec le sentiment de ne pas en avoir pour votre argent, comme tout le monde, mais aussi avec la conviction que ce n'est pas parce que ceux qui détiennent le pouvoir n'y font pas honneur que cela vous permet pour autant d'en manquer à votre tour.

Je sais, c'est compliqué.

Reste que ce monde-là n'existe plus. Je le dis sans nostalgie ni réelle déception. C'est ainsi, c'est tout. La bourgeoisie s'est fondue le plus naturellement du monde dans la vaste étendue de la classe moyenne. Une classe moyenne qui a presque tout avalé, ce qui fait que la vaste majorité, c'est-à-dire la plupart d'entre vous et moi, est dans la classe moyenne.

La différence? Qu'est-ce qui a changé? C'est difficile à dire… Mais disons que c'est comme si nous avions cessé de douter de nous.

Au début, quand elle a tout avalé autour d'elle, cette fameuse classe moyenne a hérité de l'idée communément admise d'un monstre (l'État) qu'on doit nourrir en espérant qu'il se trouve un jour suffisamment moche pour se prendre en main et se refaire une beauté. Puis, simplement, à force de trahisons et de déceptions amères, nous avons cessé d'y croire. Le monstre est là pour de bon. Pire: chaque fois qu'on lui coupe un tentacule, il lui en repousse trois.

Ceux qui pensent autrement et croient encore à une réforme de l'intérieur sont portés par quelque chose qui ressemble à la foi. Plus ça va, et plus on les regarde avec un mélange d'incompréhension et de cette tendresse qu'on a pour les grands naïfs.

Mais c'est un autre phénomène qui m'intéresse dans la classe moyenne. C'est le contraire de la foi, parce qu'il ne s'agit pas de croire en quelque chose de plus grand, mais au contraire, d'infiniment petit: soi-même.

Dans On dirait vraiment le paradis, l'auteur américain John Cheever décrit les clients d'un supermarché. Il raconte leur bonheur d'acheter au son de la musique de leur jeunesse dont ils connaissent les paroles par cour, et cela comble leurs actions présentes de merveilleux souvenirs. Pour eux, tout cela est juste et bon.

Il parle de la noblesse de leurs actes.

Ce n'est ni méprisant ni glorieux. Mais il n'y a jamais de doute. Ce que Cheever dit, c'est justement cette certitude qui habite les gens, la conviction profonde de mener la bonne vie. Ou enfin, elle semble les habiter, et leurs gestes sont assurés, leurs désirs toujours valides. Les vôtres aussi, non?

C'est un peu comme si nous étions la 16e génération d'une longue lignée de rois et de reines: notre statut rend nos us indiscutables, nos demandes impérieuses.

Et la richesse pour assouvir tous ces désirs? Nous l'avons, ça s'appelle le crédit, et ça fait rouler l'économie.

Nous vivons cette vie comme s'il en avait toujours été ainsi. Nous vivons avec la croyance qu'au fond, rien ne changera plus. Pour que cela continue, nous nous endettons, l'État aussi. Et si ce même État nous abuse, notre colère s'évanouit bien vite, avalée qu'elle est par le quotidien et la marée des nouvelles en continu qui vient effacer les traces de l'indignation sur la plage.

Tout ça pour dire que nous l'aurons, cet amphithéâtre, comme nous avons tout le reste.

Si c'est bien ou mal? Aucune importance, au fond. Nous l'aurons parce que nous en avons envie. Et on ne nous dit jamais non.

La noblesse, je vous disais. Le rêve éveillé de la société de loisirs. Une nation d'enfants-rois qui dort en marchant.

BANLIEUE – Mon adolescence. Les salons chez les parents absents de mes amis l'après-midi. Des sous-sols enfumés la nuit. Led Zeppelin. Black Sabbath. Jean Leloup. La bière, la dope. L'attente, l'ennui. L'envie de hurler, de dormir tout le temps. L'envie de tout et de rien. De nouveaux quartiers entièrement composés de maisons identiques. La peur. Un baiser, sa peau. L'attente. Le désir. L'incertitude. L'amour tout croche, maladroit. La vie qui avance sans qu'on trouve un endroit où il y a prise, comme si l'univers était trop lisse, nos gestes trop gourds, nos mains moites à force de les serrer aussi fort en attendant que les moments de merde finissent par passer. Heureusement, ils passent. Mais le temps est si long. Et toujours, la solitude, même entouré de 20 amis auxquels on ne dit jamais rien de totalement vrai.

Mon adolescence, je l'ai retrouvée, comme infusée dans chacune des pièces de The Suburbs d'Arcade Fire, qui vient de remporter le Grammy du meilleur album.

Comme toutes les vies se ressemblent, comme toutes les banlieues sont pareilles, nous sommes des milliers à avoir bu cette tisane rock. Au-delà de l'attitude, des prétentions de ses auteurs, nous y avons trempé un doigt, ensuite porté à nos bouches pour goûter nos enfances douces et amères, les yeux humides, un sourire en coin.

Et parfois aussi, nous avons goûté les angoisses qui nous habitent toutes nos vies durant. L'écourement d'un monde qui n'en finit jamais de saboter sa beauté, l'envie de prendre une pause, de ne plus subir, pendant un instant, le spectacle permanent auquel on nous contraint. Les paillettes, la mocheté.

I need the darkness someone please cut the lights.