Desjardins

Le principe de précaution

Le calme m'a surpris. Un silence presque gêné régnait dans la salle pourtant comble, pleine à craquer.

Il y avait bien quelques excités dont on devinait à leurs trémoussements qu'ils n'attendaient qu'un signal pour exploser, mais surtout des familles. Beaucoup de pères et de mères, les mains pleines de documents et d'enfants qui gigotent.

L'inquiétude de tous ces gens emplissait l'air du centre Mgr Marcoux. Un sentiment dense, palpable comme l'humidité pendant la canicule, et qui allait demeurer aussi lourdement silencieux pendant de longues minutes au début de cette assemblée.

Du haut de leur tribune, les gens d'Hydro-Québec croyaient peut-être même qu'ils étaient parvenus à calmer le jeu. Sauf que ce mutisme n'avait rien de paisible.

C'était plutôt celui de l'archer qui bande la corde de son arc et vise.

Tchak! Les présentations terminées, à la première question du public, une première flèche traversait la salle et se plantait dans la belle présentation PowerPoint sur l'écran.

Fini, le silence. Le bruyant assaut allait se poursuivre pendant des heures où les citoyens des rues des Bouleaux, des Cèdres, des Chênes, des Pins et des avenues de l'Émérillon, du Mont-Thabor, de la Capricieuse et Bergemont décocheraient, parfois comme des cons, parfois tout croche, mais le plus souvent brillamment.

Ils ont argumenté, ils ont cité des études contradictoires, ils ont proposé des options de rechange. Ils ont hué, chahuté, contesté, ils ont regardé en face les artisans d'un projet qui leur déplaît en leur disant: nous avons le sentiment que vous vous moquez de nous.

Mais rappelons rapidement les faits: Hydro construira tout à côté de l'incinérateur un nouveau poste électrique. Ses ingénieurs souhaitent enfouir les lignes à haute tension du poste en question sous les rues de secteurs résidentiels de Limoilou. Parfois, à seulement quelques mètres des maisons.

Résultat: ces lignes émettront un champ magnétique qui pénétrera dans les résidences.

Et que font ces champs magnétiques au juste?

En fait, comme il y en a déjà beaucoup dans nos maisons, on n'en est pas trop sûr, mais on croit qu'ils ne font rien. Il y a bien cette étude qui date des années 1970 et qui prétend que ces champs sont responsables d'une hausse des cas de cancer chez les enfants en bas âge, mais toutes les recherches épidémiologiques prétendent le contraire.

Conclusion: ces études n'étant pas parfaites non plus, le risque subsiste, mais il est minime. On appelle cela un risque acceptable.

Jusque-là, ça pourrait toujours aller si les résidents n'avaient pas l'impression qu'on mesure ce risque avec une légèreté qui confine à l'injure.

Parce qu'évidemment, on a posé la question: pourquoi n'enterre-t-on pas ces fils sous le boulevard Henri-Bourassa qui est large d'au moins quatre voies, parfois six? Ou encore, pourquoi ne courront-ils pas sous des artères suffisamment vastes pour que l'incidence d'un champ magnétique soit réduite à néant par la simple distance qui séparerait alors la ligne de passage des câbles et les résidences?

Imaginez la gifle quand on leur a dit: ce tracé a été choisi pour épargner du fric, pour ne pas nuire au trafic automobile et pour ne pas défoncer de l'asphalte neuf de cinq ans ou moins. Bref, le soupçon d'un risque d'incidence de cancer chez les enfants vaut moins que quelques mois de bouchons de circulation et du bitume.

Cela va à l'envers du principe de précaution qui veut qu'on ne prenne pas un risque, même minime, s'il peut être réduit encore, jusqu'à devenir presque nul.

Une attitude qui a de quoi indigner même ceux qui croient que ce risque est effectivement acceptable. J'en suis.

Vers la fin de l'assemblée, les gens d'Hydro avaient l'air épuisés. Quelqu'un a demandé: "Êtes-vous surpris de la réaction des gens ici?"

"Oui", a répondu le porte-parole, soulignant que des centaines de kilomètres de lignes souterraines ont été enfouis dans les rues de Montréal et Trois-Rivières sans que quiconque ne s'en préoccupe.

Sauf que le contexte, lui, a changé. Aujourd'hui, la confiance du public en ses institutions s'est considérablement érodée, au point d'atteindre le point de rupture.

Si les gens d'Hydro lisent le rapport du commissaire au développement durable concernant l'industrie du gaz de schiste, ils pourront mesurer à quel point ce dernier est accablant pour toutes les institutions gouvernementales.

Ce que le rapport dit au juste? Que le gouvernement a erré, qu'il est paresseux. On a déclaré à la population: "Vous vous inquiétez pour rien, tout est sous contrôle", mais en réalité, le gouvernement n'avait le contrôle sur rien. Ses ministères et bureaux ne se parlaient pas. L'industrie avait le champ libre, la surveillance était presque inexistante.

À force de tels affronts, la population, elle, ne croit plus.

C'est ce qu'elle est venue dire aux gens d'Hydro-Québec la semaine dernière: le lien de confiance est brisé. Vous pouvez tenter de nous rassurer de toutes les manières possibles, et vous avez probablement raison – sans doute que ces champs magnétiques sont inoffensifs. Mais l'histoire récente nous dit que nous ne pouvons plus vous croire. Et votre négligence devant le risque – aussi minime soit-il – nous insulte autant qu'elle nous effraie.

La salle était d'un silence exemplaire et poli en début de soirée. À la fin, il était funèbre.

Ce soir-là, j'ai vu la mort d'une idée. J'ai assisté à un spectacle qui ressemblait à la faillite de nos institutions à force de trop nombreuses trahisons.

J'ai songé à l'Église, à la foi disparue.

Peut-être en sommes-nous là, comme peuple: sans confiance, sans rien ni personne en qui croire, n'ayant plus que le doute comme unique posture?

Devant les innombrables ratés du système, le cynisme est-il désormais un principe de précaution?