L’humanité magnifiée
Je suis allé les épier à trois reprises. La première fois de toutes, Frédéric Dubois, Pascal Robitaille et Marie-Amélie Dubé les faisaient parler.
Parler, ils connaissent. En fait, ça n'arrête jamais. C'est ce qui saisit d'abord dans cette classe d'art dramatique: le constant bruit blanc que constitue le fatras de murmures et de rires étouffés, d'échanges impromptus. Un flot de paroles ahurissant. Et fatigant, au sens propre du terme: je suis sorti de là complètement vidé, avec la même hébétude qui vous engourdit de l'intérieur au sortir d'une usine ou d'une manufacture dans lesquelles le bruit, pourtant invisible, tient le premier rôle.
De vraies pies, disaient aussi de nous les profs avec cet air exaspéré qu'à la fin de l'année, on connaissait par cour.
Et voilà. Vous ne savez pas encore qui ils sont ni ce que vous venez faire là, au milieu d'élèves du secondaire, en pleine classe, et je reviens déjà à moi. Tout dans l'adolescence, tout dans le spectacle de l'adolescence ramène à soi. À cause de l'égoïsme qu'exacerbe cette période de la vie où l'on se fabrique, où l'on s'individualise? Ou serait-ce parce que leurs incertitudes et leurs malaises nous habitent encore? "J'ai pas envie de faire l'analyse de l'adolescence", me dira plus tard Dubois, avouant pourtant du même souffle que l'exercice auquel il s'adonne avec ces élèves l'aura réconcilié avec la sienne d'adolescence, qu'il décrit comme "une période de marde".
Pour l'instant, pas d'analyse pour nous non plus, ou si peu. De l'observation, surtout. Sous la lentille du microscope: l'école secondaire De Rochebelle où une bande d'élèves préparent "leur" spectacle pour l'événement déambulatoire du Carrefour international de théâtre de Québec. Tableau final de ce parcours complètement refondu, mais toujours intitulé Où tu vas quand tu dors en marchant, Lecture aléatoire (Shuffle) est le fruit d'ateliers de discussion menés par la bande du Théâtre des fonds de tiroirs et par Marie-Amélie Dubé, la prof.
De ces discussions, séances d'improvisation et de dessin, Dubois, Robitaille et Yasmina Giguère ont tiré des textes, des musiques et des costumes. Au fond de la piscine Saint-Roch, les kids vont jouer leurs préoccupations, dans 10 saynettes commandées par le mode de lecture aléatoire d'un iPod.
Selon le rythme imposé par la machine, ils vont maintenant assumer jusqu'au bout ce qu'ils sont, ce qu'ils ont à dire.
Comme quoi, au juste?
C'est peut-être là la plus grande surprise chaque fois que je me retrouve avec des ados: la jeunesse n'a pas changé d'un pli. Ces kids se croient sans doute uniques, et pourtant, tout ce qu'ils disent et ce qu'ils font est conforme à ma propre adolescence, à quelques détails près. Comme vous, comme moi à leur âge, ils sont épris d'indépendance, de justice, d'égalité. Ils sont habités par les mêmes utopies, les mêmes envies de tout foutre en l'air, de tout recommencer. Ils sont nuls en politique, mais saisissent admirablement le fonctionnement de leur univers.
Ils sont dans le refus de tout, et en même temps perméables au monde, bourrés de paradoxes qui les rendent sensibles aux autres en même temps qu'hyper individualistes, écologistes en même temps que consommateurs effrénés, avides de liberté en même temps que conformistes, surtout lorsqu'ils croient ne pas l'être.
Pareil comme nous, dites-vous? Eh oui, ils sont le produit du monde dans lequel ils ont vu le jour et grandi. Ils sont comme nos semblables, à la différence qu'eux ont au moins l'excuse de la jeunesse et de l'inexpérience.
Cela leur fait peut-être dire quelques grossièretés, et ils ont beau trancher certaines questions avec cette suffisance toute adolescente qui leur fait croire qu'ils détiennent l'unique vérité, je vous jure, ils sont magnifiques.
Pas ou peu de cette apathie qu'on leur prête trop souvent. Ils entrent dans le monde, le poing levé.
Je les ai vus se tenir debout au centre de la classe, défendre leurs idées, leurs convictions, parfois jusqu'à en pleurer, et j'ai compris ce que Dubois et ses acolytes venaient chercher ici. Il y a quelque chose de pur dans leurs certitudes, dans leurs envies, dans leurs maladresses, dans leur appréhension du monde.
Leurs gestes, leurs mots, leurs indignations et leurs peurs, ce sont les mêmes que les nôtres, mais eux les vivent pour la première fois, avec toute l'intensité des premières fois. C'est en même temps ce que les ados ont de plus agaçant et ce qui les rend si attachants: leur carapace n'est pas encore venue à bout de leurs sensibilités, de leurs réflexes d'humanité.
"Nous, on est venus chercher cette vibration qu'ils ont, et qu'un jour on perd", expose le metteur en scène.
Je suis retourné les voir répéter lundi. Vibration ou pas, ils n'avaient même pas l'air nerveux. Business as usual, ils préparaient le spectacle comme si de rien n'était. "Ils ne réalisent pas encore", m'a glissé Dubois qui, lui, sait l'immensité de l'événement auquel ils prennent part.
Moi? Ça me démangeait. Depuis le début, depuis ma première présence parmi eux, j'ai eu envie d'embarquer, de faire partie du spectacle, d'aller quelque part avec eux, de les aider à… À je ne sais pas quoi en fait.
En même temps, je ne leur ai rien demandé. Aucune entrevue avec eux. Je voulais surtout les voir aller, observer comment ils fonctionnent, comment certains glissent déjà sur la vie, comment d'autres portent leur assurance comme un bouclier, comment d'autres encore font leur petite affaire sans s'imposer, en silence. Je voulais scruter leur tribu, celle qui descendra au fond de la piscine Saint-Roch pour dire fuck you et je t'aime du même souffle. Ils l'ignorent encore, mais ils oscilleront ainsi, toute leur vie, entre l'amour et la haine de ce monde à la fois horrible et beau.
Venez donc les voir. Même de loin, vous comprendrez de quoi il s'agit. Parce que l'adolescence, c'est l'humanité magnifiée. C'est vous, c'est moi. C'est avant que nous nous contentions de trop peu, avant qu'il nous suffise pour vivre de désirer des choses. C'est vous et c'est moi, au temps où le monde nous appartenait, pas l'inverse.