Desjardins

La pilule bleue

Comme un décalage. La sensation d'être un touriste chez moi. Ça m'arrive presque chaque fois que le débat me largue en cours de route. Pendant un bon moment, j'en suis, j'embarque, je commente, j'écoute, je réplique.

Puis il se passe quelque chose. Une rupture. Comme quand l'avion prend un trou d'air et qu'il change d'altitude: je suivais une ligne, une trajectoire, et hop, je suis plus là. J'atterris quelque part dans la marge.

Cette fois-ci, vous m'avez perdu au projet de loi. Enfin, pas vraiment au projet de loi. Vous m'avez perdu au sondage. Celui qui m'a appris que 65% d'entre vous êtes en faveur de ce projet de loi qui suspend le droit pour que triomphent la business et le hockey. Une loi qui soustrait l'entente entre Québec et Quebecor aux tribunaux, à la justice.

Labeaume, lui, m'a perdu quand il a poussé son traditionnel soupir d'exaspération, y allant de l'habituel chantage émotif: si on ne fait pas ça, on va peut-être rater notre chance. Et si Gary voit de la chicane, il ne nous donnera pas notre équipe, a-t-il ajouté, en gros.

Regardez à Winnipeg, sont pas chicaniers, ils l'ont eu leur club…

Agnès Maltais, que j'ai toujours crue intègre, m'a perdu en parrainant ce projet de loi. Pauline Marois, qui s'accroche à n'importe quelle bouée pour un peu de chaleur populaire, m'avait déjà perdu depuis longtemps. Quant à Gérard Deltell, déjà qu'il n'avait pas beaucoup de chair sur les os, on sait désormais qu'en plus, son squelette politique est mou. Ou plutôt élastique: on est à droite, mais quand ça fait notre affaire. Fuck la culture subventionnée, et vive le sport professionnel commandité par l'État.

Des libéraux, les plus cyniques diront que la justice est l'unique chose qu'ils n'ont pas encore essayé de brader.

Et vous? Vous venez de voter pour des socialistes en même temps que vous dites souhaiter prendre les risques financiers liés à l'amphithéâtre à la place d'une entreprise qui empochera la vaste majorité des profits. Les autres, qui tripez raide sur la droite économique et qui avez voté conservateur mais appuyez quand même ce projet de loi, je vous regarde depuis la marge, mort de rire en constatant que c'est Amir Khadir qui s'est mis à vous défendre contre vous-mêmes, en utilisant certains de vos propres arguments, parce que vous ne voyez juste plus clair.

Ce n'est pas un cynique qui parle. Ce n'est pas un frustré qui s'épanche. Ce n'est même pas un intello qui dit son mépris du sport. J'aime le sport, juste pas les mêmes que vous. Je n'ai rien à foutre du hockey. Je ne suis ni pour ni contre. En fait, ce n'est pas vrai: j'aimerais bien que nous ayons à nouveau une équipe. Cela vous ferait si plaisir.

Mais vous confondez tout. Enthousiasme et aveuglement, conditions gagnantes et à-plat-ventrisme. Vous êtes habités par un désir si puissant que vous avez baissé votre garde.

Pendant ce temps, nous qui ne sommes ni pour ni contre, nous qui sommes à l'écart de vos déchirements publics, de vos jeux de séduction et de pouvoir, nous n'existons plus. Notre voix, dénuée d'émotion, ne porte pas au-delà du bruit que vous faites.

Je vous parle comme un déporté. Je n'y comprends rien. Je me sens tout seul. À côté de la plaque, enragé de vous voir vous faire endormir par toutes ces putes.

Oui, des putes. Putes de médias qui vous agacent jour après jour avec des nouvelles sur le sujet, avec Winnipeg, avec les équipes américaines dans le pétrin, avec chaque pet que souffle le cul de Gary Bettman et qu'on vous rapporte comme s'il s'agissait du dernier câble diplomatique transmis par Wikileaks. Des putes qui s'inventent des fan clubs, des événements Nordiques ci et Nordiques ça, et qui capitalisent sur votre crédulité et votre nostalgie pour cartonner aux sondages et ensuite passer à la caisse. Des putes qui vous disent ce que vous voulez entendre: t'as raison, ils vont revenir, faut ce qu'y faut. Des putes politiques qui scandent les mots majorité, démocratie et peuple, alors que cela n'a plus aucune noblesse. Au contraire, on dirait du racolage.

Et vous? Vous avez avalé la pilule bleue, vous êtes tous bandés dur, ce qui vous rend aveugles et sourds. Vous croyez toutes ces putes. Vous les aimez parce que ce qu'elles vous promettent vous réconforte. Vous voulez tellement qu'elles aient raison, vous fermez les yeux.

Une équipe, une équipe, une équipe. Une équipe en laquelle croire. Une équipe pour avoir une équipe. Une équipe offerte par les gouvernements pour qu'ils récoltent un peu de l'amour que vous réservez à l'équipe, ne serait-ce que les restes, ne serait-ce que ce qui déborde et qu'on peut ramasser sur le trottoir.

C'est vrai, je n'ai pas l'air d'un touriste. J'ai l'air d'être encore là, de débattre, mais ça ne sert à rien. Vous n'écouteriez pas. Vous n'écoutez plus. Personne n'écoute. Comme d'autres qui ne disent rien, qui ne sont ni pour ni contre, je suis sur le bord de la track, les poings serrés enfoncés dans les poches, et je regarde le train passer. J'entends son vacarme quotidien.

Radio, télé, journaux, Assemblée nationale, discussions dans la rue, les cafés, les restos.

C'est un bruit blanc. C'est tous les sons en même temps. Une clameur folle, une rumeur qui détale, une envie qui s'ébroue, qui chante, qui hurle, qui crie.

C'est ce qui m'effraie le plus: la passion.

Cette ivresse, cette furie qui dévore la raison, n'en fait qu'une bouchée qu'elle recrache au visage de celui qu'on traite comme un infidèle parce qu'il nuance, parce qu'il tente de modérer, parce qu'il dit: d'accord, l'équipe, d'accord. Mais à quel prix? Et jusqu'où irez-vous pour l'équipe? Jusque-là, vraiment?

Me reviennent ces mots tirés d'un roman d'Amos Oz:

Vous ne devez pas oublier que si la voix humaine a été créée pour manifester la désapprobation et le ridicule, elle est fondamentalement constituée d'un fort pourcentage de propos pondérés et précis qui sont censés s'exprimer en termes mesurés. Le tapage est tel qu'il semblerait qu'une telle voix n'a aucune chance, pourtant elle mérite de se faire entendre.

Mais vous l'avez dit, Monsieur Oz, elle n'a aucune chance de se faire entendre. Le bruit et la fureur font un bien meilleur spectacle.