Desjardins

Quelle vie?

J'étais en train de travailler à une tout autre chronique quand je suis tombé sur des notes griffonnées dans les pages blanches à la fin d'un bouquin, juste après la bibliographie de l'auteur.

Chez moi, les livres ne sont pas sacrés: je les prête, j'oublie à qui et les perds. Je les brise, en écorne les pages. J'écris aussi dedans. Des listes d'épicerie, le plus souvent.

Ici, cette question existentielle posée par ma fille alors qu'elle devait avoir environ quatre ans: "Est-ce qu'on garde toujours la même vie?" En dessous, j'ai ajouté: les écrivains tentent de répondre à ça tout le temps, ex.: Updike et son Rabbit, Ford, Modiano, Auster…

Mais on reviendra à la littérature un autre jour. Parlons d'abord du matériau dont se composent les romans. La vie. Les gens. Et donc à cette question de ma fille qui aurait dû m'amuser, d'autant qu'elle recèle un million de sous-questions philosophiques, voire mystiques.

Mais le sourire qu'a d'abord provoqué sa lecture s'est rapidement transformé en cette moue que j'affiche lorsqu'une idée me taraude et me plonge dans un état en proche banlieue du découragement.

Voyez-vous, c'est un de mes plus grands agacements de l'existence: l'incapacité que j'ai à nous comprendre, à saisir ce que nous souhaitons justement de nos vies. Je le dis sans malice ni mépris. Je constate simplement que j'ai beau fréquenter l'humain, m'y frotter, lire les analyses sociologiques qu'on en tire, rien n'y fait. Ce que nous sommes et voulons demeure insaisissable. Sans doute parce que j'ai souvent la sensation que chacune de nos actions contredit la précédente.

Prenez ce sondage paru cette semaine sur vos politiciens favoris. L'an dernier, c'était Khadir. Il vient de glisser au septième rang, remplacé par un François Legault qui scintille, tout au sommet de sa popularité.

Pourquoi aimiez-vous Khadir l'an dernier? Parce qu'il incarne une idée de la politique qui vous plaît. Une idée de l'intégrité, du service public, de la justice. Vous ne détestiez pas qu'il représente des idéaux, plutôt que les amis d'un parti ou un lobby.

Sont-ce les quelques niaiseries qu'il a commises, comme son acharnement sur ce vendeur de chaussures israéliennes, qui vous ont fait déchanter? Ou est-ce sa fougue que vous aimiez tant qui désormais vous indispose?

C'est ce que je crois: comme pour tout le reste, vous vous en êtes lassés.

Maintenant, c'est Legault que vous aimez, un homme aux antipodes de Khadir. Ce dernier est transparent, limpide, ses idées sont claires. Quant au premier, on ne sait même pas s'il fera de la politique ou s'il continuera encore longtemps de tourner autour du pot. Khadir est un rêveur. Legault est un pragmatique. Khadir, un emmerdeur. Legault, un réconciliateur. Il fantasme de marier la gauche et la droite. On le soupçonne même de souhaiter un Québec indépendant dans un Canada uni. Khadir, donc, divise, tandis que Legault rassemble, et au Québec, on aime la chicane, mais pas longtemps. De préférence pendant 30 minutes, après la partie de hockey à RDS.

Avouez que c'est mêlant, pareil. En l'espace d'un an, vous avez troqué un militant au ton tranchant pour un négociateur prudent dont on sent déjà que sa principale qualité est de ménager la chèvre et le chou.

Une seule chose les unit vraiment. Je veux dire qu'il existe tout de même une certaine logique dans tout ça.

D'abord, l'espoir en un avenir meilleur. Ensuite, l'irrésistible attrait pour la nouveauté. Ou plutôt pour le changement.

Et ce sont justement les deux pôles de cette logique qui me fascinent. D'une part, notre recherche constante du bonheur collectif ou individuel. Et de l'autre, notre incapacité à nous concentrer sur une manière d'y parvenir pendant plus de 15 minutes.

Le consumérisme a depuis longtemps infecté le champ des idées, chaque nouvelle proposition devant être remplacée par la suivante le plus rapidement possible. Nous avons assimilé le désir d'un monde meilleur à un désir de choses, sans cesse renouvelé par la pub.

C'est ainsi que la politique est devenue un set de patio.

Mais la seconde suivante, nous nous sentons coupables. C'est encore là un autre des nombreux paradoxes de l'époque: notre culpabilité permanente et notre impuissance à vraiment changer le cours de ces existences qui nous font sentir coupables.

Parce que pour répondre à ma fille: oui, nous conservons toujours la même vie. Et c'est notre plus grand drame.

Nous avalons des forêts en livres de psycho-pop, en romans à l'eau de rose, et passons le plus clair de notre temps devant une télé débile et le miroir embellissant des réseaux sociaux, dans une sorte d'élan sans fin pour oublier que nous existons ou pour aller voir ailleurs si nous y sommes.

Nous n'avons qu'une vie, mais notre tiraillement entre le confort et notre désir d'épouser nos idéaux la pourrit. Quelque part entre la frustration et la culpabilité, nous changeons donc de tout, tout le temps.

Puis, à force de nous demander si la vraie vie est ailleurs, de remplir le temps de mille choses pour éviter de trop songer au vide qui subsiste en dessous, nous avons fini par oublier ce que nous voulons au juste.

Le monde est malade, vous dites?

Mettons qu'il est confus. Et un peu triste.

Avouez que c'est frustrant: nous ne savons pas ce que nous voulons, mais il nous le faut maintenant.