Prière de ne pas déranger
Desjardins

Prière de ne pas déranger

Je disais que j'étais fatigué d'entendre parler d'indépendance, de souveraineté? Peut-être pas tant que ça, au fond.

Deux semaines depuis que j'ai écrit cette chronique en forme d'aveu, une chronique qui disait que le projet ne me parle plus guère, que ceux qui le tiennent à bout de bras m'ennuient, même. Deux semaines pendant lesquelles j'ai reçu un abondant courrier, provenant en partie des auteurs du livre J'aurais voté oui mais j'étais trop petit, que j'avouais ne pas avoir lu, pour cause de rupture de stock de mon envie d'ergoter à ce sujet.

Savez-vous quoi? Je suis sorti des limbes: c'est encore un sujet passionnant.

Sauf qu'on n'est pas sortis du bois.

Par là, j'entends que les arguments qu'on oppose à ma grosse fatigue sont intelligents, détaillés, valables, et qu'en apparence, ils ne sont pas émotifs. Le problème, c'est qu'ils sont en décalage avec la réalité que je vois, que je sens, que j'entends.

Tenez: quand deux des auteurs du livre me disent que de refuser le Québec souverain, c'est d'accepter ce que nous impose le Canada, ça se tient. À la limite, c'est vrai, on le fait passivement, sans taper des mains ni hurler "car ton bras sait porter l'épée" avant le match de hockey.

Refuser une chose, c'est en accepter une autre. D'accord.

Quand ces auteurs et indépendantistes convaincus me font ensuite le portrait de ce Canada, ça semble aussi plein de bon sens. Je veux dire que si on réduit un pays à certaines positions politiques et à quelques sondages, ils ont bien raison.

En vrac, ils me citent l'achat d'avions de chasse F-35, les positions néoconservatrices du gouvernement et les amis de Jésus dont il est composé. Ils ajoutent à cela le rejet de la culture, le conflit afghan et encore d'autres politiques qui ne refléteraient pas, selon eux, les valeurs d'une majorité de Québécois.

Petite question, comme ça, qui montre que je décroche un brin ici: quand vous dites majorité, on parle de quoi au juste? De 10% de différence avec le Canada anglais? Parce que c'est généralement la mesure du désaccord qui nous désunit. Un gros 10%. Parfois 20% dans les cas extrêmes.

Tout ça pour dire qu'il y a tout plein de gens en Ontario, en Colombie-Britannique, au Nouveau-Brunswick, à Terre-Neuve et même au Manitoba ou en Alberta qui partagent ces valeurs, valeurs qui sont aussi celles, selon vous, d'une majorité de Québécois.

Mais qui ne sont pas celles de tous les Québécois non plus. On s'entend?

Je vous signale du même souffle que les Américains ont voté pour Obama après deux mandats de Bush, que les Français ont voté Sarko et qu'ils vont maintenant voter socialiste, pour DSK lorsqu'on l'aura blanchi. Et aussi que ces mêmes franchous votent à 20% pour les fachos du Front national. Tant qu'à faire, rappelons qu'au Québec, on n'aura jamais autant aimé nos premiers ministres canadiens que lorsqu'ils sont québécois et qu'ils méprisent le Québec.

Bref, nous ne sommes pas l'exception que vous croyez. Le Québécois est lui aussi schizo, il connaît les mêmes tentations de la droite, la même culpabilité de la gauche: tout cela dans la mesure où son quotidien demeure inchangé. Il est aussi obsédé par l'économie sans rien y comprendre, et il se contrecrisse souverainement de son prochain, même s'il aime bien se faire croire l'inverse. Et suffit d'une commission Bouchard-Taylor pour qu'il nous montre à répétition le visage de sa bigoterie tandis qu'il se prétend ouvert.

Le Québec dont vous parlez, le Québec comme exception canadienne dans autre chose que sa langue et sa culture, tout cela relève bien plus du fantasme que de la réalité.

Ce que je vous disais il y a deux semaines, c'est cela. Et que je ne crois plus au rêve parce qu'il me semble que le Québec ne veut plus rêver.

À la place, il fantasme lui aussi. Ce qui n'est pas du tout la même chose. Et parmi les envies qui meublent son quotidien, il en partage une vaste majorité avec le reste de l'Occident.

Nous voulons être aimés, ne pas trop souffrir. Tout le monde veut du bonheur sans trop savoir ce que c'est ni où le trouver. En fait, depuis que Dieu est mort et qu'il a été remplacé par la porno sur Internet et la laveuse à chargement frontal, le bonheur consiste surtout à ne pas mourir d'ennui.

Ceux qui m'ont écrit sont animés par un espoir qui ne subsiste chez moi qu'alternativement, comme le courant. Positif, négatif. Positif, négatif.

Mais je refuse de me mentir, de vivre en décalage avec le réel. Le Québec que je vois à la télé, que je lis dans les journaux, que j'entends à la radio et que je côtoie au quotidien ne semble porté par rien. Surtout pas par la question nationale. Je ne sens pas son envie d'autre chose que ce qu'il a. Et ce n'est même pas parce qu'il s'est soudainement mis à triper sur le Canada, mais parce qu'il s'est mis à s'en contrecrisser souverainement.

Je le sens fâché de ceux qui détiennent le pouvoir, des cahots du système, mais à la fois content. Satisfait de ce monde un peu terne, d'une société qui fabrique des payeurs de taxes plutôt que des citoyens. Pas révolté pour deux cennes par des écoles dont émane une majorité d'analphabètes fonctionnels incapables de résumer un article de journal.

Et surtout, il baigne volontairement dans une ignorance bienheureuse. Pas de guerre, pas de crise, pas de houle. Le ciel est bleu, la mer est calme… Vous connaissez le reste de la chanson.

Le Québec est si confortable qu'il dort debout.

Ou est-ce à genoux? Peu importe. Il ne veut surtout pas qu'on vienne le réveiller.