Le bonheur est un roman de gare
Les dimanches d'août qui s'en viennent sont des cadeaux banals, mais enveloppés dans du papier de soie. On les déballe comme un présent génial qu'on a pourtant reçu 100 fois.
La pluie d'été, chaude, parfaite. Puis le lendemain, le soleil qui blanchit le sol jusqu'à se coucher, las, dans l'ouest rosi. J'aime quand cette saison recycle l'ordinaire pour en faire des merveilles. Pas comme le journal qui transforme l'insignifiance en nouvelle, même quand ce ne sont pas les nouvelles qui manquent. Comme maintenant, tiens, quand on parvient à faire tenir ensemble un massacre terrifiant et un humidex qui bande les muscles.
Non, j'aime quand les petites choses minuscules reprennent leurs droits et que le sens n'appartient plus qu'aux questions sérieuses, ou pire, aux obligations. J'aime quand le vital se rapproche enfin de la vie. Comme dans une chanson de Vincent Delerm. Comme dans un roman de Modiano. Comme les ralentis d'un film de Wong Kar Wai et les poèmes au pays retrouvé que sont les récits de Dany Laferrière. J'aime quand la lenteur de l'été sert de vecteur pour la mémoire. Pour ce qui est resté et n'a pas été avalé par le temps.
L'odeur de l'eau du lac, des jus en boîte, des sandwichs au jambon, de la crème solaire et la sensation de la peau chauffée qui prend rapidement froid en fin de journée, quand les filles n'ont besoin que d'une ombre pour avoir la chair de poule.
Du sable dans le maillot, des baisers mouillés, une main baladeuse sous la surface, ton rire que j'aime tant quand tu repars dans un splash. Et les enfants qui crient quand mon cousin ressort de sous le quai en brandissant son épuisette qui contient trois achigans. Les vélos dont les pneus sifflent sur le bitume qui fond. Les amis dans la cour qui éclusent le pinot grigio et les calimochos.
Le bonheur d'été est une chose microscopique, un plaisir simple comme un roman de gare, parfois aussi con, et qu'on laisse couler en soi pour prendre une pause de tout.
Une pause de la gravité, une pause de la recherche de sens. Break syndical pour les habitués du casse-tête permanent, dans ces vies qui sont les nôtres, et qui consistent à réfléchir au monde, à trouver le morceau qui manque, quitte à éventrer le sac de la balayeuse.
Des plaisirs, disais-je, qu'on laisse couler en soi, des moments volés au temps.
Être couché à demi nu dans le courant d'air frais qui vient de la fenêtre. Caresses dans la pénombre du jour qui pâlit et tombe en même temps qu'on s'endort, bien trop tôt. Balades en voiture, cheveux emmêlés et toiles d'araignée collées au visage. Chansons hurlées en roulant trop vite, sève de pin qui gomme les doigts, robes légères et cuisses qui frissonnent, gougounes et routes de terre qui mènent droit à des souvenirs en construction. Et soudain, doucement, comme tiré par la mélancolie des heures qui s'étirent, s'ouvre en soi le bagage de tout ce qui ne reviendra jamais. Les amours mortes, les enfants devenus grands qui n'appellent que trop rarement, les muscles fondus, l'Ulysse de Joyce qu'on a commencé quatre fois mais jamais terminé, les films nuls qui repassent en août chaque année, les sourires d'amis disparus, et l'insouciance, surtout, l'insouciance d'une jeunesse qui observait le temps comme on contemple l'éternité.
Qui disait, déjà, que tous les albums photo sont tristes à leur manière? Beaux et un peu tristes, c'est vrai.
C'est l'été comme une parenthèse d'humanité, comme une apesanteur. Une saison en orbite si près, si loin. Les iPhone éteints, les Blackberry oubliés dans la boîte à gants. Le son du train, de ses roues qui hululent et grincent dans la nuit. La voisine qui jouit toutes fenêtres ouvertes, qui crie: Oui! Encore! Oui!
Et moi qui suis plutôt d'accord.
L'AMOUR DU RISQUE – Dans le stationnement des autobus du village de Whistler, un jeune couple s'étreint avant la séparation. Lui a l'air plus affecté qu'elle. Grand, blond, quelques marques d'acné, il pleure doucement dans ses bras tandis qu'elle regarde au loin. Ils se tiennent longtemps collés l'un à l'autre, jusqu'à ce que le bus arrive, trouant le brouillard qui enveloppe les montagnes depuis que je suis arrivé. Je ne suis là que depuis quelques jours. Lui, on dirait bien, aurait voulu qu'elle reste tout le temps. Tandis que nous quittons le village, on le voit rapetisser, se flétrir. Comme fané.
Amour de jeunesse, dites-vous? On n'est pourtant jamais prêt, jamais vraiment mieux équipé pour composer avec la démission de l'autre.
Je pense à cet ami, la quarantaine, qui s'était récemment installé avec une fille qui l'a finalement laissé ce printemps. Nous roulions ensemble quand, aux limites de Neuville, au bout de son histoire, il m'a regardé avec les mêmes yeux que cet adolescent à Whistler. Le même regard dépité. J'y comprends rien, m'a-t-il dit, encore sous le choc.
Il n'y a pas toujours quelque chose à comprendre. Le temps fait puis défait les choses. C'est plate de même.
Des fois, on reste défait longtemps. Puis, un jour, un déclic: c'est fini. Pour un autre ami, c'est le personnage de George Clooney dans Up in the Air qui l'a réveillé: je ne veux pas être ce gars-là, m'avait-il lancé, comme ça, avant de changer de sujet.
Ne pas finir comme ça, cela voulait dire accepter le péril potentiel de l'amour. La possibilité de souffrir qui est là, toujours, cette salope.
Tout ça pour dire que c'est peut-être pas mon style, mais on s'en fiche, cette chronique est dédiée aux amoureux, aux cours qui saignent, qui ont saigné et qui aiment encore. À ceux et celles qui savent que pour goûter quelque chose, il faut avoir l'amour du risque.
Quel beau texte !
La peine d’amour est la chose la plus banale, la plus courante et la plus universelle des fins du monde.