JACQUES – Si vous avez écouté Languirand au moins deux ou trois fois, vous savez que presque tout dans son émission de radio relève de la désobéissance.
Du temps où il sévissait le dimanche, je l'écoutais une semaine sur deux, en revenant de souper chez ma mère. La radio étant pour moi une affaire de rendez-vous liés aux déplacements en voiture, depuis qu'on l'a remplacée par Tout le monde en parle, je ne tombe plus que rarement sur cette émission dont je m'aperçois qu'elle manque à mes dimanches.
Pourtant, chaque fois, depuis 2000 ans, il répète la même chose, la même critique du monde dans lequel nous vivons: matérialisme qui nous asservit, perte du sens de la vie, des valeurs et d'une idée d'intériorité. Toutes les semaines, Languirand regarde sa pelouse qui est aussi la nôtre, constate qu'elle jaunit, et nous propose de semer autre chose. N'importe quoi d'autre qui serait un peu moins désespérant. Du trèfle, genre.
Ce qui signifie aussi que l'animateur tente parfois de nous faire ingurgiter de grandes cuillérées d'une imbuvable soupe cosmique. Alors je décroche, je me fiche de sa gueule. Ma fille me demande à qui je dis toutes ces méchancetés, je réponds: au vieux fou qui débite des conneries à la radio.
De la désobéissance à tout, tout le temps. Désobéir à l'ordre établi, à ce qui semble inévitable. L'animateur a pris le risque de déplaire, même à ceux qui auraient pu le suivre, à commencer par tous ceux de ma race qui vomissent le new age et le bouddhisme de salon.
Dans ce monde lisse, obsédé par le cosmétique, Languirand a toujours occupé la fonction essentielle de l'emmerdeur qui creuse, qui égratigne. Lui refuse de se laisser docilement glisser sur ce monde lustré, il cherche plutôt à prendre appui, à trouver prise, quitte à planter ses griffes quelque part, n'importe où.
On se crisse un peu de savoir ce qui s'est passé et pourquoi le bonhomme a sorti les crocs contre le service des communications de la Première Chaîne lors du lancement de la programmation l'autre jour. Trip d'ego, pétage de plombs, sautage de coche? Ce qui importe, c'est l'événement lui-même. La secousse. La grande déchirure dans la surface des choses.
Dans un monde médiatique parfaitement mesuré, manucuré, où rien ne dépasse, voilà enfin un peu d'humanité. Des défauts, de la folie, de la démesure.
En troquant le tripatif pour le purgatif, en se ridiculisant comme il l'a fait, en hurlant sa colère devant public au risque d'assassiner son émission, Languirand nous a servi une nécessaire leçon de punkitude. Un truc vrai qui s'avale cul sec, avec une grimace. Parce que ça brûle un peu.
On sait désormais que ses sourcils dressés sont des doigts d'honneur qui disent fuck you à la bienséance. On ne l'aime que plus encore.
GIL – J'appréciais le romancier, mais j'admirais vraiment le chroniqueur.
Et pourtant, rien n'était agréable chez Courtemanche, qui avait cette détestable manie de nous prendre par le bras, un peu rudement, et de nous traîner jusqu'au spectacle le plus pénible: un miroir.
Presque chaque semaine, dans le cahier Perspectives du Devoir, il nous écrasait au visage nos travers, il nous forçait à regarder les horreurs du monde telles qu'il les avait confrontées au Rwanda ou en Éthiopie. Il nous racontait les criminels de guerre, dénonçait l'opportunisme politique et nous disait notre indifférence en rugissant, en ruant, toujours animé d'une colère sincère.
C'est cette indignation qui me faisait revenir à lui chaque semaine, presque contre mon gré. Parce que je savais ce qu'il allait me montrer, je devinais qu'il allait encore me faire la leçon, me dire mes contradictions, mes démissions d'humain distrait par les trivialités d'une existence trop douce pour pouvoir commencer à comprendre le pire. J'étais fasciné. Malgré le style qui m'agaçait et la suffisance du ton, il y avait chez le journaliste et le chroniqueur une qualité rare, qui dépasse le spectacle et la simple colère sur commande de la plupart de ses homologues.
Une authentique volonté d'influer, de changer les choses, de montrer ce qu'on cache.
En mourant, Gil Courtemanche emporte avec lui une parole nécessaire, une impatience de voir le monde s'éveiller. Ses proches et ses admirateurs le pleurent, mais c'est à la vérité qu'il manquera le plus.
JACK – Les témoignages pleuvent concernant Jack Layton. J'ignore ce que je pourrais y ajouter. Sinon peut-être une chose: pour une fois, j'ai la conviction qu'ils sont sincères.
Je veux dire qu'on ne déplore pas la disparition de Layton pour la forme. Sa lettre d'adieu a contaminé Facebook et Twitter, des milliers de gens se sont approprié son message d'espoir. Ce n'est pas innocent ni banal.
Il y a plus ici que quelques bons sentiments ou une tristesse feinte.
Comme si en partant, Layton laissait un siège vide, mais pas seulement aux Communes. Sa lettre, touchante au possible, nous a dit ce que nous aimions tous chez lui, malgré ses naïvetés, sa pensée parfois simpliste et son populisme de gauche (sans doute aussi pénible que celui de droite).
Cette lettre nous a rappelé la valeur de l'homme.
Quand le monde croule sous le cynisme, l'espoir devient une forme rare de dissidence. Une sorte d'héroïsme. C'est un peu ce que nous pleurons aujourd'hui: une étoile qui éclairait nos nuits les plus noires.
Encore une fois, la disparition du grand poète Paul-Marie Lapointe, récipiendaire du Corbeil en 1999, est mise de côté. Pourtant, Miron disait de Lapointe qu’il était « le plus grand poète qu’ait produit le Québec depuis le Régime français ». Dommage.
Merci, Monsieur Deraspe, de rappeler la mort de cet immense poète. Je ne résiste pas à l’envie de citer ce très beau texte, tiré de son recueil « Pour les âmes » paru en 1964 :
Épitaphe pour un jeune révolté
tu ne mourras pas un oiseau portera tes cendres
dans l’aile d’une fourrure plus étale et plus chaude que l’été
aussi blonde aussi folle que l’invention de la lumière
entre les mondes voyagent des tendresses et des coeurs
des hystéries cajolantes comme la fusion des corps
en eux plus lancinantes
comme le lever et le coucher des astres
comme l’apparition d’une vierge dans la cervelle des miracles
tu ne mourras pas un oiseau nidifie
ton coeur
plus intense que la brûlée d’un été quelque part
plus chaud qu’une savane parcourue par l’oracle
plus grave que le peau-rouge et l’incandescence
(les âmes miroitent
particulièrement le soir
entre chien et loup
dans la pâleur des lanternes
dans l’attisement des fanaux
dans l’éblouissement d’une ombre au midi du sommeil)
tu ne mourras pas
quelque part une ville gelée hélera ses cabs
une infanterie pacifique pour mûrir les récoltes
et le sang circulera
au même titre que les automobiles
dans le béton et la verdure
tu ne mourras pas ton amour est éternel