Desjardins

La poutine

Le problème, ce n'est pas la qualité de la production des artistes francophones au Québec. Ceux-là n'ont jamais été aussi enthousiasmants qu'aujourd'hui.

Alors pourquoi, étude à l'appui, les jeunes écoutent-ils massivement et parfois presque exclusivement de la musique en anglais? Pourquoi encore, sur la page Facebook du Festival d'été de Québec où on a publié l'article d'Émilie Côté (La Presse, 30 août) à propos des efforts de l'industrie de la musique pour raccrocher la jeunesse québécoise, les réactions témoignent-elles aussi d'un rejet à la limite du mépris?

Est-ce la faute à la radio commerciale qui fabrique des colonisés culturels?

Disons qu'elle participe surtout à façonner des colons.

Et comment fait-elle cela? C'est tellement simple que c'en est navrant.

D'abord, on prétexte qu'on donne aux gens ce qu'ils veulent entendre. D'un côté, les nouveautés anglophones sont dictées par le marché américain, tandis que chez les francos, on y va de valeurs sûres. Éric Lapointe, Marie-Mai et ses amis académiciens triomphent sans trop de gloire: on les spinne jusqu'au conditionnement, on façonne le goût par la répétition. Ou sinon, on vous rejoue tous les succès de votre enfance, vous condamnant du coup à l'éternel flashback.

Et si, d'aventure, un Vincent Vallières se taille une place dans le chapelet d'insignifiances qui constituent la programmation francophone des radios qu'on destine aux ados (attardés ou non), il s'agit d'un miracle, de l'exception qui confirme la règle.

Jour après jour, donc, la radio étrangle les aspirations des artistes d'ici parce qu'elle n'a qu'une mission: plaire au plus grand nombre en lui servant du prémâché. Anglo ou franco, pas trop de différence. Ce n'est pas une affaire de langue, de colonisation culturelle, mais une affaire de séduction qui passe par le rendement du "produit musique". Ce qui est peut-être plus triste encore.

Sauf que la radio n'est pas la seule responsable de cet état des lieux. Parlons plutôt d'un climat.

Parce qu'il suffit d'ouvrir sa télé pour constater que les choses peuvent être pires encore.

La semaine dernière, je m'aventure au bulletin de nouvelles de 22h à TVA. Notons toutes mes bonnes intentions, ou plutôt, que je n'en ai aucune, sinon un peu de curiosité: de quoi parlent-ils aux arts et spectacles?

Au bout de deux minutes, je suis consterné. À la fin, je n'y crois juste pas et espère seulement que Marcel Béliveau ressuscite et apparaisse dans mon salon pour me rassurer: Surprise sur prise, mon gars, ce n'était qu'une blague.

J'attendrai en vain, sonné, me repassant l'extrait deux ou trois fois afin d'être certain d'avoir bien vu et entendu.

Première nouvelle: on demande aux acteurs du film La run s'ils ont aimé le film et leur expérience de tournage. Tant qu'à chercher des réponses niaiseuses et prévisibles, pourquoi ne pas leur demander s'ils aiment leur mère et le sucre à la crème?

Deuxième nouvelle: l'acteur Ryan Gosling aurait mis fin à une bagarre dans les rues de New York, tel qu'on ne le voit absolument pas sur une image floue provenant du téléphone d'on ne sait qui. Une brave journaliste-citoyenne, tiens. Puis, suppositions et spéculations sur la nature de la bagarre: on respecte ici le droit sacré du public à une information juste et de qualité.

Dernière nouvelle: bien que la rumeur ait animé Twitter toute la journée, le couple Will Smith-Jada Pinket dément qu'il soit au bord de la rupture. "Ce qui a fait la joie de tout le monde", précise la pire journaliste artistique de l'histoire de l'humanité.

Fin du bulletin.

Et voilà, mes amis, comment on fabrique soir après soir un peuple qui croit que la culture, c'est deux comédiens pétris d'enthousiasme qui débitent des banalités sur un tapis rouge, un film flou sur YouTube mettant en vedette une vedette, et évidemment, des potins.

Autrement dit: de la poutine. Populaire, bien sûr, mais qu'on nous sert comme s'il s'agissait de haute cuisine, ou alors d'un composé d'éléments essentiels à un sain bulletin d'informations.

En fait, c'est comme s'il arrivait à la culture québécoise ce qui s'est produit avec l'agriculture à partir du moment où on l'a transformée en immense industrie, privant ainsi les gens de produits frais qui leur permettraient de se nourrir d'éléments nutritifs, au profit d'une bouffe en canne, sans saveur, sans valeur non plus.

Une nourriture dénaturée à laquelle tout le monde s'est habitué, parce qu'à la génération suivante, c'est ce que tout le monde mangeait. Et c'est aussi ce que vendaient les supermarchés, puisque c'est ce qu'on leur réclamait.

Il a fallu une éternité et quantité de gourous de la bouffe pour venir nous réapprendre à nous nourrir. Mais aussi quelques avertissements pour notre santé: trop de poutine tue.

Trop de mauvais divertissement aussi. Il consume lentement mais sûrement la curiosité au profit de la valeur sûre d'un divertissement réconfortant, jusqu'à l'atrophie de la culture d'un peuple.

En attendant, si vous voulez déprimer un peu, allez consulter les fiches des prochaines idoles de vos ados, j'ai nommé les participantes à Occupation double. Dans celle de la candidate de Québec, prénommée Athéna, on peut lire que ses livres favoris sont le dictionnaire et le Journal de Québec.

À sa décharge, il faut dire que les chroniqueurs du journal sont d'imaginatifs auteurs de fiction.