Desjardins

La nuit américaine

Combien de fois suis-je allé aux États-Unis depuis ce jour? Dix? Douze? Plus encore?

Suffisamment, en tout cas, pour constater que si le 11 septembre 2001 a eu une conséquence mesurable, ç'aura été d'affûter des traits qui étaient déjà visibles auparavant. De les rendre plus marquants.

Par exemple, l'élargissement du fossé entre les différentes incarnations du concept de liberté qui anime ce pays.

Mais autrement, son mystère ne m'a jamais paru plus opaque qu'il ne l'était avant les attentats. Contrairement à ce qu'on prévoyait, à l'inverse de ce que vous lirez peut-être: l'Amérique n'a pas vraiment changé.

Parce qu'il n'a pas fallu qu'on la plonge dans le noir comme on l'a fait ce jour-là pour qu'elle se cherche. Elle le faisait déjà. Elle n'a jamais cessé d'avancer à tâtons dans une pénombre qu'éclairent des idéaux flous et les lumières aveuglantes d'un capitalisme depuis longtemps assimilé au divin.

Combien d'Américains ai-je connus depuis le 11 septembre 2001? Autant qu'il en faut pour faire le portrait vaste et complexe d'un pays protéiforme qui ressemble à toutes les grandes nations du monde, mais dont les contours seraient plus définis, plus clairs. Et donc, les contradictions plus flagrantes encore. Le choc des idées plus fracassant.

C'est tout? Pas plus grave que ça?

Et les deux guerres, dont une carrément frauduleuse, dites-vous? Et le Patriot Act? Et la torture à Guantanamo? Et le retour du religieux dans la sphère politique? Et les innombrables dérives d'une démocratie blessée, touchée de l'intérieur, qui cherche plus à se venger qu'à comprendre?

J'ai envie de répondre que tout cela était déjà inscrit, comme brodé dans le tissu duquel est composée l'Amérique. Une courtepointe d'idées que tout le monde s'arrache, dont le fil qui tient en place ses morceaux serait une liberté que, de gauche à droite, on se prétend le seul authentique dépositaire.

Rien ne change, donc. Tout était là. Le 11 septembre 2001 s'avère finalement un monstrueux révélateur qui tire sur cette couverture pour montrer ce qu'il y a dessous, dessus.

Des avions pilotés par des fanatiques s'encastrent dans des symboles états-uniens parmi les plus puissants. Le Pentagone. Le World Trade Center. Des milliers de personnes perdent la vie, les images terribles tournent en boucle, sorte de porno de l'horreur qui n'en finirait plus. Il n'en faut pas plus pour que l'Amérique, stupéfaite, s'éveille en sursaut et reprenne ses bons vieux réflexes.

Ce qui ne la rend que plus fascinante encore.

Car dites-moi: comment détourner le regard de cette nation quand on y trouve tout ce qu'on cherche au monde, autant chez les gens que dans les paysages, et souvent dans le mode de vie, et qu'en même temps on rejette avec un dégoût viscéral des travers et des symboles qui sont le fruit du même peuple, du même territoire, des mêmes idées fondatrices?

Il faut aimer l'Amérique et la détester: il n'y a jamais eu d'autre attitude imaginable.

Pour reprendre la célèbre formule de Jean-Marie Colombani au Monde: le 11 septembre 2001, nous étions tous Américains. J'ajouterai que lorsque les premières bombes sont tombées sur Bagdad et qu'on a su la supercherie qui nous avait menés là, il n'y avait pas d'autre position que l'anti-américanisme.

Une complexité comme celle-là ne peut que provoquer des sentiments également complexes, parfois carrément opposés.

Amour, haine, disais-je, pour ce pays hallucinant qui produit tout et son contraire.

Robert Kennedy et Joseph McCarthy. Dick Cheney et Richard Brautigan. Kenneth Starr et Bob Dylan. Ann Coulter et Philip Roth. Michael Moore et Michael Moore.

Autant de voix qui épaississent le mystère de la nuit américaine, là où les chiens de la démocratie mordent et ses anges passent lentement, avec une certaine lassitude, laissant dans leur sillage le parfum aigre des déceptions et des renoncements qui nous disent que l'Amérique n'a qu'un seul véritable ennemi à craindre, et c'est elle-même.

Autre formule de Colombani: il annonçait que, tel un paquebot géant, les États-Unis allaient changer de cap au lendemain des attentats.

Ce n'est pas ce qui s'est produit.

Empêché par des forces contraires, le navire est immobilisé. Deux élections plus tard, il n'a pas tellement bougé. Il ne bougera pas. Sinon pour faire un pas en avant, puis un autre vers l'arrière.

Et s'il s'ébranle finalement, ce ne sera pas à cause du 11 septembre 2001.

Poursuites contre les sociétés bancaires. Soupçons de collusion avec les agences de notation et autres Standard & Poor's de ce monde. Impasses budgétaires qui plongent le pays dans l'incertitude. Érosion de la classe moyenne. Paralysie politique. Possibilité d'une nouvelle grande crise économique.

Le navire n'a pas changé de cap, il est à l'arrêt, et c'est peut-être son plus grand drame. Car en ce moment, sa coque prend l'eau et la nuit tombe lentement sur l'horizon. Heureusement pour elle, l'Amérique n'a jamais eu peur dans le noir, toujours rassurée par l'éclat de toutes ces étoiles sur son drapeau.