Desjardins

En marge de la vie

L’anecdote est banale, mais c’est justement de la banalité qu’on retire les portraits les plus authentiques d’une époque, parce qu’ils racontent l’ordinaire, la norme.

C’est Fabien Deglise du Devoir qui rapporte ici l’événement révélateur. Un incident minuscule, comme je le disais. D’autant qu’il se déroule sur une page Facebook: une parmi des millions et des millions.

Celle-là s’adresse aux adeptes de la bière Boris. Comme sur la plupart des pages du genre, on génère un peu d’attention en faisant du racolage auprès de facebookiens qui deviennent fans de la marque.

Donnant dans l’humour noir, sans doute afin de faire réagir, la personne chargée d’alimenter le groupe de consommateurs en incitatifs à acheter les produits du brasseur y va donc ce jour-là d’un caustique mot d’esprit: «L’alcool tue lentement… mais on s’en fout parce qu’on n’est pas pressé.»

Mission accomplie, la réaction ne se fait pas attendre. Mais elle se manifeste sous forme d’une déferlante de messages provenant d’internautes outrés: la blague est jugée de mauvais goût, condamnée comme étant irresponsable et odieuse, ce qui pousse son auteur à la retirer moins d’une heure après l’avoir mise en ligne.

Couic! En quelques minutes, la bonne morale a eu raison d’une blague empruntée au romancier Georges Courteline, mort en 1929. Sans doute d’une cirrhose, tiens. S’cusez-la.

Banal comme événement, je vous disais. Et en même temps révoltant, justement parce que cela n’émeut pas grand monde que le bon goût érigé en dogme puisse avoir raison de la moindre manifestation d’un esprit légèrement en marge. Mais plus encore, parce qu’il montre pour une énième fois la dislocation de notre capacité à nous indigner véritablement. Je veux dire pour des motifs valables.

Est-ce juste moi, ou vous voyez vous aussi comment la petite morale ambiante multipliée par la force de frappe, l’anonymat et l’instantanéité du courriel et des réseaux sociaux est en train d’avoir raison de la raison?

Autre événement du même genre. Tout aussi ordinaire. Tout aussi révélateur.

En première page du magazine L’actualité du mois d’août, on titre: Demain, des centres à 7$ pour les vieux? J’ai souri en tirant mon exemplaire de la boîte aux lettres, sachant déjà que je découvrirais dans l’édition suivante les nombreuses manifestations de lecteurs s’indignant de l’utilisation d’un mot pourtant inoffensif, sans aucune réelle connotation.

Comme de raison, dans le courrier, un lecteur propose qu’on utilise plutôt le terme aînés, plus respectueux pour ceux qui ont bâti le Québec d’aujourd’hui. Personnes en perte de vitalité, tant qu’à faire? Êtres crépusculaires? Bâtisseurs sur la pente descendante? Humains touchant timidement aux limites du temps d’existence qui leur est imparti?

Le phénomène de l’épuration du langage n’est pas nouveau. En marketing comme en journalisme, il est devenu de plus en plus difficile de dire la vérité, simplement parce que plus personne ne veut la voir.

C’est le plus grand risque qu’on court ici: celui de plonger dans le déni généralisé.

À moins que ce ne soit déjà fait…

En cherchant toujours un nouvel euphémisme qui nous éloigne de la vérité des choses, on ne fait pas que retirer la portée et le sens des mots.

La morale ambiante est en fait une voie d’évitement. En refusant de dire les choses, d’affirmer leur gravité, on se place toujours un peu plus en décalage avec le réel.

J’exagère? Allez fouiller un peu au fond de vous-mêmes, un instant. Voyez la peur qui vous gruge, qui vous grignote de l’intérieur. Dites-moi ensuite que notre propension à atténuer la réalité par un langage réputé respectueux ne trahit pas notre crainte de vieillir (mûrir), de mourir (s’envoler), d’être handicapé (à mobilité réduite), de devenir aveugle (malvoyant) ou, moins dramatiquement, d’avoir des enfants un peu cancres (en difficulté d’apprentissage).

La voie d’évitement se retrouve même dans notre fascination pour l’horreur et les faits divers. La télé et les journaux leur donnent de la distance, les ramènent au rang de petites fictions.

On s’est toujours mépris, je crois, sur notre intérêt pour le malheur d’autrui: il ne nous réjouit pas autant qu’il nous dit que cela est arrivé à quelqu’un d’autre que soi. Cela nous rassure.

J’irai même un peu plus loin en vous disant que si notre époque est aussi dépressive, c’est un peu parce qu’on laisse le quotidien dériver vers cette marge, vers ce monde beau et propre où les gens dégagent des odeurs corporelles au lieu de puer et où vos voisins sont quand même sympathiques bien qu’ils soient profondément tarés et racistes.

Autrefois lubrifiant social, le politiquement correct nous a plutôt fait glisser vers une non-réalité qui nous déstabilise dès que la vraie vie frappe à la porte. On prend alors le destin en pleine gueule, incapable de négocier avec son âpreté parce qu’à force de polir le langage et notre manière générale d’appréhender le monde comme un épisode des Teletubbies, on s’est trop éloigné de la vie.

Les mots font mal, c’est vrai. Mais comme dans le ring où le pugiliste apprend à bien prendre les coups, ils sont un apprentissage. Ils nous rappellent ce que nous sommes, que la souffrance existe. Et donc que c’est contre celle-ci qu’on doit s’indigner, et non contre les mots qui la désignent. Ni d’ailleurs contre l’humour noir. Ses blagues corrosives nous indisposent, nous choquent. Mais en nous infligeant ces petites morts, elles nous préservent un peu de la terreur que suscite la grande.