Desjardins

Un cri puis un soupir

C’est au fond du bus que ma vie change, pour toujours, en même temps que celle de millions d’ados.

David Lamothe me tend ses écouteurs et me dit: faut que t’entendes ça. Le ruban de la cassette tourne dans son walkman Sony Sport jaune, les chansons se succèdent. Le monde bascule.

Moi qui ne jure alors que par la musique de la génération précédente, qui n’ai rien à foutre du rock au spraynet de mon époque et lui préfère de loin celui des Led Zeppelin, Black Sabbath, Stones et Beatles, je ne vivrai désormais que pour un disque: Nevermind de Nirvana.

L’époque est sombre et nécessite une trame sonore conséquente. La fête débile des années 80 laisse derrière elle ses déchets chromés, son sida et ses contrecoups économiques: on promet à ma génération un désenchantement collectif, elle cherche un écho musical à son désarroi, une voix.

Celle de Kurt Cobain conviendra parfaitement.

Désespérée et désespérante, elle incarne autant les paradoxes de l’époque que ceux de l’adolescence. Smells like teen spirit? Mets-en.

Dans son journal, Cobain écrit: Mes paroles sont un gros bloc de contradictions. Elles sont partagées entre des opinions très sincères et des sentiments que j’éprouve et des dénégations sarcastiques et -j’espère – de drôles d’idéaux bohèmes éculés. (…) J’aime me montrer passionné et sincère, mais aussi me marrer et faire l’abruti.

Come as you are, lui répondent 50 000 acheteurs du disque le jour de sa sortie, puis les millions qui suivent, fascinés par la fureur de ce blondinet décharné qui porte des jeans troués, un chandail volé à Freddy Krueger et qui massacre ses guitares après avoir fait feu sur toute l’Amérique bien-pensante de sa voix rageuse.

Ses chansons ont la tristesse de Raymond Carver et la folie de Richard Brautigan, deux autres conteurs d’une Amérique grise, pluvieuse et dépressive, trempée dans l’alcool et les histoires d’amour qui ressemblent à des accidents de voiture. Carver est le grave qui écrit: L’indigence est à la racine de nos vies. Brautigan, le délirant qui s’exclame: La pluie retournait les rues, comme des poumons noyés. Cobain combine ces deux esprits issus du même coin de pays que lui pour créer des chansons aux motifs brutaux, mais aux textes souvent cryptiques, parfois carrément débiles: I’m on a plain, I can’t complain. C’est n’importe quoi. Puis suit: My mother died every night. Une claque au visage.

Vous pouvez imaginer le chanteur, à la fois hilare et exaspéré, constatant les tentatives d’interprétation qu’on fera de ses chansons.

Cela aussi, d’ailleurs, on le découvre dans ce journal, en même temps qu’on décèle un Cobain calculateur, parfois carrément mercantile et organisé, cherchant la célébrité pour mieux la vomir lorsqu’il l’aura obtenue. Des scribes musicaux qu’il tentait autrefois de séduire en singeant leur style pour rédiger des textes promotionnels destinés à la presse, il dira: il y a plus de mauvais journalistes rock qu’il y a de mauvais groupes rock. On peut difficilement lui donner tort.

Cobain a la lucidité acide. Sa colère, nous nous en sommes drapés pour mieux mépriser le monde qui nous attendait et dont nous ne voulions pas. L’avenir semblait bouché, les perspectives de l’âge adulte inacceptables, nous cherchions dans Nirvana un refuge, une voie d’évitement. Gotta find a way, a better way.

Une fois parvenu à ses fins, cependant, Cobain se met à mourir à petit feu. Comme une leçon qu’il envoie aux générations suivantes, totalement obsédées par la célébrité, il se laisse ronger par celle-ci.

Something in the way. Quelque chose continue d’obstruer la voie qui devrait le mener au bonheur. Le désespoir de Cobain est frappant. On constate sa solitude dans la foule, son incrédulité, son refus de devenir un modèle, puis sa haine de lui-même alors qu’il consomme ses contradictions.

Je pensais faire savoir au monde à quel point j’aimais les gens. Je pensais vouloir créer quelque chose que j’aurais personnellement envie d’écouter, parce qu’une grande partie de l’art mondial craint au delà de toute description. Et pourtant je trouve que juger est une perte de temps. (…) En y repensant, peut-être ai-je seulement essayé de faire savoir au monde à quel point je m’aimais, moi. Je me déteste et je veux mourir. Foutez-moi la paix.

Ça aussi, c’est dans son journal.

Cobain s’arrangera pour obtenir la paix à jamais. En 1994, après une tentative ratée dans un hôtel de Rome, il se tue, chez lui, avec un fusil. Mais avant, il laisse une suite à Nevermind. In Utero, génial chant du cygne, sur lequel il chante, prophétique: Look on the bright side, suicide.

Le beau côté? Connerie. Le pauvre a cru Neil Young (It’s better to burn out than to fade away) et les Who (I hope I die before I get old). Il n’a pas compris que le défi, ce n’est pas de rester jeune pour l’éternité, ou de vivre en marge du monde, ou encore de souffrir pour s’assurer de ne jamais céder à la mollesse du bonheur, mais simplement de vieillir en évitant de devenir trop con.

Justement…

La génération suivante nous regarde d’en bas, aussi ahurie par notre connerie que nous l’étions par celle de nos parents. Elle reprend pour son compte les hymnes du groupe, adhère à sa colère, sa fureur. Smells like teen spirit? Encore et toujours, oui.

Ce que cette jeunesse ignore, c’est qu’après la fureur, sous la couverture de cendres laissée au sol par le rock ravageur de Nirvana, il va surgir chez les plus allumés une autre conscience du monde.

C’est un peu comme si le sens des choses émergeait à partir du moment où la musique s’arrête. Il n’y a plus de cri, plus de violence ni d’ironie. Mais quelque chose entre la déception et la volonté de trouver une autre manière d’organiser la vie. Un truc à la fois doux et amer. Un soupir.