Desjardins

Fermé pour inventaire

J’archive si peu d’images de ma vie que ma blonde se photographie elle-même. Chaque fois que je vois une nouvelle photo d’elle, je lui demande c’était quand, où, et généralement, c’était il y a quelques semaines, chez nous. Quand elle me le dit, je reconnais le salon, le bureau, la salle de bain. Elle me regarde et me sourit en me disant: c’est pour me souvenir, plus tard, de quoi j’avais l’air plus jeune. Affirmation teintée d’un reproche mérité. Chu plate de même.

Par contre, j’ai des carnets. Je n’y note pas tout comme un maniaque, seulement les images qui me marquent et que je souhaite consigner, auxquelles se mêle tout le reste. La vie. Plans pour rénover la salle de bain. Un numéro de confirmation dans un hôtel de Tadoussac. Des phrases et quelques idées brutes qui ont abouti dans une chronique ou dans l’oubli. Une liste d’épicerie, encore une autre, pour un souper de Noël vraisemblablement. Le résumé d’une entrevue avec Daniel Gélinas. Les numéros de téléphone de huit maçons. Une liste de choses à faire. Encore des notes, celles-là prises pendant un film. La description d’un vieux clochard que j’ai vu dormir devant une boutique sur Saint-Joseph suivie d’une série de questions pour James Ellroy à propos d’une de ses briques sur les coulisses de l’Amérique.

«Pourquoi intégrer Sonny Liston et lui donner une place si importante dans cette histoire, et si pitoyable en même temps?» Je me souviens parfaitement de la terrible réponse d’Ellroy: Because he’s funny as shit. Parce qu’il est ridicule, risible. Ellroy en avait rajouté, décrivant le vieux boxeur toxico comme une mascotte, une caricature. Puis il s’était affalé dans son siège, dans un salon du Château Frontenac. Sa chemise hawaïenne remontait sur son ventre blanc et poilu. Il se curait les dents avec les ongles.

Je jette rarement mes carnets, ils sont mieux encore que des albums photo, supérieurs à des journaux intimes aussi, parce que je dois souvent recomposer ce dont j’y parle, remettre les images dans leur décor et leur époque. Puis: paf, les souvenirs, avec leur trame sonore, visuelle et émotive.

Prenez cette liste de changements d’adresse à faire dans cet autre exemplaire d’une vaste série de calepins d’affaires lignés Cambridge Limited achetés en lot: cartes de crédit, gouv, caisse. En la lisant, je me doute d’où je suis. En déchiffrant sous les ratures de la liste qui suit, dans la même page, je trouve. Patte de sécheuse, relevé compteur d’Hydro, seau, collet tuyau sécheuse… Je sais que je viens de me séparer et d’entrer dans mon appartement de la 7e Rue. Je sais exactement comment je me sens, la fébrilité.

Le plus amusant, c’est que ces carnets ne sont pas chronologiques. Si un jour les historiens du divertissement journalistique tombaient dessus, ils n’y trouveraient aucun ordre parce que je n’en ai aucun, et qu’au moment où j’ai besoin de noter des choses, je cherche simplement le calepin qui est le plus facilement accessible et auquel il reste quelques pages blanches.

Dans celles qui précèdent ces deux listes, je retrouve les notes pour ma critique d’un spectacle de Wilco au Festival d’été. C’était un an plus tôt. Mon père venait tout juste de mourir, la chaleur était écrasante, et après le show, en revenant où je vivais alors, j’avais passé au moins 30 minutes au fond de la cour, seul, sous le jet froid d’un jeu d’eau pour enfants.

Je pige dans un autre carnet? Ou peut-être que vous croyez que j’invente, que j’arrange tout cela pour le spectacle. Je vous promets que non. Ceci est une chronique-réalité.

On continue? Alors je pige… Ah, ça, j’adore: ici, je rends compte d’un débat à la radio ou à la télé à propos de Dominique Poirier qu’on avait tassée du bulletin télévisé pour ramener Bernard Derome. J’ai écrit: c’est pas du sexisme, c’est de la nostalgie. Dans un petit carnet Moleskine acheté par pur caprice esthétique, cette phrase, datée du 19 avril, mais j’ignore de quelle année et je me demande bien ce que j’avais fumé: littérature + dangereuse que le hidjab quand tu fais du taekwondo. J’ai aucune idée de ce dont je parle, mais ça ressemble à un truc d’accommodements raisonnables. Je passe vite à un autre calepin pour être certain de ne pas tomber sur le même sujet. Mais bon, comme j’expliquais: on sait jamais.

Dans celui-ci, au début, y a écrit: idées de chroniques. En dessous: rien.

Eh ben, je crois que je viens d’en trouver une: fouille archéologique de mes carnets de notes. J’ai même un titre. Fermé pour inventaire, tiens.

L’IGNORANCE – Il ne s’agit plus d’éviter un bombardement: nous sommes désormais irradiés d’information. Même si on choisit ses sources, il devient de plus en plus difficile d’éviter les sujets triviaux, les merdes en tous genres, et d’être contaminé par ces choses qu’on ne veut pas savoir.

L’autre jour, j’ai vu passer un nom sur Twitter, des blagues sur le mariage de cette fille qui avait duré à peine quelques jours. Kim Kardashian. Aucune idée qui c’est, aucune idée pourquoi elle est connue. Je me suis rendu compte que tout le monde savait sauf moi, et ça m’a rempli d’un étrange bonheur. Je me suis douté que mon inculture était ici une bénédiction, une petite victoire contre la débilité ambiante. L’ignorance a parfois du bon.