Desjardins

Irréparable

Finalement, ce n’est pas une histoire d’intimidation. Enfin, pas vraiment. Une chicane de filles, plutôt. De la violence ordinaire, une affaire de cœur qui vire au drame, parce que le cœur qui bat trop vite oublie parfois de pomper le sang jusqu’à la tête.

Marjorie aimait le même garçon que Jade. Jade l’a plantée dans une case. Puis tout a déboulé, jusqu’à ce que se produise l’impensable. Jusqu’à ce que tous les journaux débarquent en Gaspésie pour palper les maux de la jeunesse.

Ce n’est pas non plus une histoire sur Facebook, accumulateur virtuel d’une violence ordinaire qui existait bien avant l’invention de la micropuce. Puis, ce n’est pas une histoire sur le manque de ressources pour les ados en détresse. Celles-là sont abondantes, même si elles ne sont pas toujours visibles, ce qui est parfois une bonne chose.

J’entends par là que la prise de conscience et les liens vers les ressources pour se sortir du trou noir de la déprime profonde sont parfois plus efficaces lorsqu’ils procèdent par des voies plus inattendues qu’un prof, qu’un psy d’école, qu’un travailleur social.

Tenez, par curiosité, je google le mot suicide. On me propose, avant même que j’aie appuyé sur enter, un site pour me «suicider sans douleur». Et sur quoi je tombe si je clique? Un faux site de conseils pratiques pour suicidaires qui est en fait un site d’aide psychologique, brillamment conçu parce que le propos y est presque subliminal, amené en douceur dans une série de messages brefs, rarement moralisateurs, qui inoculent quelques vérités à celui ou celle qui est venu ici en pensant y trouver un moyen d’en finir. Par exemple, au détour d’une page, ce passage qui résume tout le reste: ce que tu envisages de faire est irréparable.

En sous-texte – ici, c’est moi qui invente: contrairement à ce que tu crois, presque tout le reste est réparable; la seule chose dont on ne revient jamais, c’est la mort.

Tout ça pour dire que cette histoire, celle du tragique suicide d’une ado en Gaspésie, c’est une histoire du temps. Ou plutôt, une histoire du désespoir dans une période de la vie où le futur n’existe pas, à une époque où le temps s’est contracté jusqu’à n’être que du présent.

Je me souviens parfaitement de moments comme ceux-là. Vous aussi, non? Je me souviens de mes 12 ans, de mon été de rejet, passé seul, devant la télé la plupart du temps. Je me souviens des douleurs vives. Aller à l’arrêt de bus, à 14 ans, la peur au ventre, sachant que nous y attend celui qui veut nous fendre le crâne. Je me souviens, à 16 ans, les fleurs achetées pour cette fille qui m’avait dompé le même soir. Et encore aujourd’hui, je devine la cicatrice laissée par les amis qui m’ont menti, qui m’ont trahi.

Mais surtout, je me souviens de ce sentiment, de l’impression que la douleur, si vive, n’en finirait jamais de me brûler. Comme si la vie m’écrasait des cigarettes sur le cœur, les unes après les autres, et que je devrais subir ce supplice pour l’éternité. Je me souviens du temps qui se dilate cruellement, du présent qui n’en finit plus d’emprunter au futur. Un futur qu’on ne peut pas deviner, parce que la jeunesse, c’est l’absence de perspective.

Le drame de l’adolescence, donc, ce n’est pas ses écueils, mais plutôt l’impossibilité de se projeter dans l’avenir. L’incapacité, donc, de croire qu’un matin, on se lèvera sans que la douleur nous accable dès qu’on ouvre les yeux. Puis de saisir qu’avec le temps, il y aura d’autres attaques, d’autres blessures au cœur, mais qu’on apprend à rouler avec les coups.

C’est le drame et la beauté de cet âge: une intensité de vivre qui, évidemment, tutoie la mort.

Une mort romantique, mais surtout, la mort comme une idée plus qu’une réalité. Parce que l’adolescence est un monde de chimères. C’est l’âge des scénarios qui n’ont rien à voir avec la vie, quand tard le soir, dans la noirceur de sa chambre devenue cinéma de l’intime, on projette le très long métrage de nos envies, de nos désirs les plus intenses, de tous nos tremblements.

L’adolescence est affaire d’imagination, de fiction. La mort est alors un fantasme comme un autre, la possibilité de mettre fin à ses souffrances, mais aussi, la possibilité de reprendre le contrôle sur sa vie en y mettant fin.

Mais tout cela demeure une abstraction. Car dans le réel, le suicide n’est pas une prise de contrôle. C’est un abandon. C’est l’irréparable. C’est la douleur que l’on ressent, multipliée par mille, lancée au visage de ceux qu’on aime.

On n’appuie pas sur pause, on ne change pas de salle. C’est la fin du film. La projection ne reprendra pas. Il n’y a qu’une seule représentation.