Desjardins

La culture et le cul

Ce n’est pas un livre sur la porno. Ni sur tout ce que vous croyez.

Vous avez pourtant lu la quatrième de couverture de La sexualité spectacle de Michel Dorais, vous avez entendu des entrevues à la radio, et vous me dites qu’il s’agit d’un essai qui traite essentiellement de cela, et de l’exhibitionnisme, et des téléréalités, et de notre obsession de la jeunesse, et de notre fascination pour le scandale sexuel?

Lisez donc le bouquin plutôt que de vous fier au spectacle qu’on en fait, justement, jusque dans sa page frontispice qui singe l’affiche de cirque. Vous verrez que ce dont Dorais y parle, ce n’est pas autant de sexualité que de l’époque dont elle témoigne. Une époque d’instantanéité, du retour de vague de la libération des mœurs menant au culte de l’individu, puis du spectacle permanent de soi auquel les réseaux sociaux nous permettent désormais de participer activement… Le sexe n’en est qu’une composante. La porno ne fait que répondre aux nouveaux critères qu’on lui impose.

Quels nouveaux critères? Prenez cette anecdote qui n’a absolument rien de sexuel, mais qui éclaire bien plus encore l’état de nos rapports que ne pourrait le faire la déclinaison exhaustive des pratiques de la porno amateur qui inonde le Web.

Reculons de quelques jours seulement. La voiture de ma belle-sœur s’embourbe dans la neige. Un jeune type, début vingtaine, passe avec son char de rallye, équipé d’un treuil, de câbles. Super fin, le garçon. Serviable, poli et tout. Il était parti s’amuser dans la tempête avec son bolide et offre maintenant de la sortir du pétrin. Le travail effectué, sans heurt, il décline l’argent qu’on lui propose pour le remercier. «Je voudrais seulement prendre une photo pour la mettre sur Facebook», demande-t-il. Tout cela est bien inoffensif, et ma belle-sœur lui accorde évidemment cette faveur.

Pas une seule seconde, dans cette anecdote, disais-je, il n’est question de cul. Reste qu’on est là au centre du discours de Dorais qui dit essentiellement notre obsession du spectacle, de la mise en scène de nos existences et de nos désirs. Ici, montrer à tous ses amis qu’on est bon, qu’on est fort, qu’on a un gros char qui nous a permis de sortir une tite madame du clos. On n’attend pas de voir ces amis-là pour leur raconter. Plus efficace encore, dans une minute ce sera en ligne.

«Cette logique qui consiste à tout montrer, tout de suite, et en gros plan si possible, ne correspond-elle pas à celle de la pornographie?» s’interroge Dorais. Poser la question, c’est un peu y répondre.

Et si le sociologue décrit les phénomènes actuels liés à la sexualité, ce n’est même pas pour nous en apprendre ou pour choquer. D’ailleurs, rarement ai-je eu l’impression de tomber sur quoi que ce soit de nouveau dans cet essai qui recense plutôt que d’enquêter. À la limite, je dirais même qu’il passe à côté de quelques trucs. Mais ça n’a pas vraiment d’importance.

Ce que Dorais fait, c’est un portrait. Il montre. Il raconte notre siècle, celui des lumières DEL, des lueurs de iPhones dont l’éclat polaire ne parvient pas à éclairer la béance de nos vies intérieures.

L’auteur fait ainsi la radiographie de notre société, et réfute toute pudibonderie, envoyant un magnifique bras d’honneur aux bien-pensants qui croient qu’en parler revient à encourager, qu’il vaut mieux se taire. Au contraire, dit-il, la censure excite, et c’est la connaissance qui nous sauvera. C’est l’éducation qui nous préserve de tomber dans les pièges de la porno et du sexe-spectacle. C’est le recul que confère le sens critique qui nous donne même à apprécier ce spectacle en étant conscient qu’il ne s’agit que de ça: un show.

Plus important encore, Dorais évoque le désir, cette chose un peu caduque. On dirait qu’il est question de sexe alors que le sociologue nous parle de tout, en fait. De notre manière d’aimer, de nos amitiés, de l’estime que nous avons de nous-mêmes, de la publicité, des médias, de notre rapport à la consommation, à l’apprentissage.

Il dit sans l’expliciter comme je le fais ici qu’il faut remettre le désir au centre de nos vies. Que ce désir est affaire d’attente, et que c’est de l’attente que vient le véritable plaisir. Celui qui dure.

L’assouvissement permanent, lui, nous mène à un gouffre, une spirale qui nous aspire. Le désir toujours comblé commande plus grand, plus gros. Il en va du cul comme des télés, des maisons ou des autos. Vous devinez qu’ici, c’est moi qui parle.

Mais la conclusion est un chant choral auquel je me joins, qui dit qu’il n’y a qu’une seule chose qui peut nous préserver – au moins un peu – de la niaiserie.

Il s’agit d’une connaissance du monde. D’une tentative de le comprendre. C’est ce qu’on appelle communément la culture. Elle ne s’acquiert que dans la lenteur, dans le désir permanent d’être un peu moins con.

Reste qu’il y a une question qui me tanne. S’il s’agissait d’un livre sans cul, sans le doux chant des sirènes du sexe, et si c’était un essai sur la culture, sur son importance, sur le sens critique qu’avait écrit Dorais… l’aurais-je seulement lu?