Desjardins

Tout s’érode

C’est du même auteur que le brillant article dont tout le monde parlait il y a quatre ans: Is Google Making Us Stupid? C’est un long papier, par Nicholas Carr, qui est en fait un extrait de son essai intitulé The Shallows: What Internet Is Doing to Our Brains, et que publie dans sa toute première édition le magazine Nouveau Projet.

The Shallows, comme dans les «pas creux». Le titre en français (chez Robert Lafond) est plus cinglant encore et renvoie à l’article paru dans le Atlantic Monthly: Internet rend-il bête?

La réponse, c’est noui.

Chaque fois que nous inventons un outil pour nous faciliter la vie, nous y laissons quelque chose de nous. De notre capacité à appréhender le monde. Nous sommes modifiés par les outils que nous utilisons. Du cultivateur qui n’a plus jamais ressenti sa terre comme aux premiers temps depuis qu’il s’est mis à la travailler avec des outils jusqu’au chauffeur de taxi qui perd ses repères dans la ville à force de se fier à son GPS, ce qui nous rend plus fort nous rend aussi plus faible, expose Carr.

Et qu’est-ce qu’Internet a changé? D’abord il a automatisé certains liens, il a changé notre manière de faire des recherches et il a surtout centralisé les résultats de ces recherches vers les plus populaires, les plus consensuels. C’est ce que fait Google chaque fois que vous y entrez un mot: il vous dirige vers la réponse la plus souvent désirée par la masse des utilisateurs. Pas nécessairement la plus pertinente, ou la plus intéressante.

En fait, et c’est moi qui tire cette conclusion, Internet a décuplé le phénomène qu’on constatait déjà avec les médias traditionnels: on a beau avoir une multitude de sources d’information, on finit presque toujours par suivre le groupe. Le plus souvent par paresse.

Dans une discussion sur les nouveaux médias diffusée sur le podcast d’Alain Finkielkraut (sur France Culture), Ignacio Ramonet (du Monde diplomatique) allait dans le même sens: les possibilités sont là, infinies, et pourtant la majorité converge presque toujours au même endroit. Et souvent vers d’immenses sottises qui sont en quelque sorte égalisées par le Web. Tout s’y vaut, thèse conspirationniste ou médias établis: même combat.

Le résultat?

Il est multiple. Sur le plan personnel, je me rends bien compte de ce que je perds avec ces outils, que ma capacité à me concentrer sur une seule tâche diminue, que ma mémoire ne fait plus toujours l’effort de se souvenir parce qu’elle sait qu’elle peut compter sur Internet, comme je n’ai pas retenu les tables de multiplication parce que la calculatrice s’en charge à ma place. Je consomme tellement d’information que je n’en retiens qu’une poignée. D’ailleurs, si je me souvenais parfaitement d’avoir lu l’article de Carr à propos de Google, je ne me rappelais plus son contenu. Sinon, je me surprends à encore être capable de lire longtemps parce que dans les premières minutes, cela me demande un certain effort, comme s’il fallait que je rompe avec le flot continu de nouvelles et d’informations pour entrer dans les livres, dans leur musique en marge du monde qui poursuit sa course folle. Il m’arrive la même chose avec les films.

J’ai l’impression que tout en moi s’érode un peu.

Et autour aussi. Parce que le Web n’est pas une ouverture au monde autant qu’un repli sur soi. Notre immersion en ligne nous rend un peu autistes, fait remarquer Carr en citant un autre journaliste. Comme tous les outils que nous créons, il nous éloigne de ce qu’il nous permet de contrôler. Ici, l’information. Et donc le monde. Les gens.

En même temps que tout se tisse dans la Toile, dans les réseaux sociaux, tout s’érode autour. Notre empathie. L’idée de bien commun autant que notre goût pour l’effort. Avec le concours des autres médias, le prêt-à-penser et les préjugés déguisés en opinions sont diffusés en masse sur une infinité de plateformes, de sites de médias ouverts aux lecteurs, de lieux de partage de vidéos.

Il n’a jamais été aussi facile d’insulter son prochain. Et la possibilité de se réfugier entre amis, parmi ses semblables sur le Web, nous éloigne toujours un peu plus des autres dans la sphère publique, humaine et vivante que constitue la société.

Avant d’être où que ce soit, la montée de la droite est ici, dans cet enfermement. Ce n’est pas seulement une montée d’idéologies économiques, d’une politique d’affaires ou d’une droite morale, c’est le repli sur soi érigé en système et qui porte le masque du progrès. C’est la création de castes, dont certaines qui refusent l’idée même d’un bien commun parce que dans le bien commun, il n’y a pas de nouveaux biens à acheter et à ranger chez soi.

Tout s’érode. Les idées et les idéaux. Seul dans son coin, on vomit le mouvement étudiant en raillant son désir d’une société qui porterait d’autres responsabilités avec sa dette. Quelque chose qui volerait un peu plus haut que des services à la population et au-delà de la prochaine élection.

Notre ère en est une de colère, mais sans l’espoir qui devrait venir avec. Une colère qu’on vit seul devant son écran, qu’on déverse dans des blogues, sur Facebook. Communistes. Fachos. Sales gauchistes subventionnés. Chaque insulte gratuite déposée sur le Web, partagée avec un potentiel infini d’internautes, comme une victoire de la technologie en même temps qu’une capitulation de l’intelligence.

C’est ce que dit Carr, au fond. Analysez froidement les coûts et les bénéfices. Que nous apporte le Web? Que nous prend-il?

Et si, à la fin, c’était les Amérindiens qui avaient raison? Avec tous ces penseurs technophobes qu’on disait ringards, ou rétrogrades. Et si toutes ces machines à images nous volaient vraiment des morceaux de notre âme?

Alors on portera aux nues en le qualifiant de génie celui qui trouvera le moyen de nous la revendre en ligne.