Desjardins

Sur la tête des autres

Pourquoi est-ce que j’ai regardé la vidéo de Kony 2012 avec la sensation d’assister à la version 2.0 du traditionnel téléthon?

Je n’ai pas dit que j’y suis resté insensible. De la même manière que la vue d’enfants malades parvient à m’émouvoir et à me révolter contre les affronts que la vie fait à la vie, l’abominable injustice que décrit l’instigateur du mouvement Invisible Children concernant les 30 000 enfants soldats enrôlés de force par le «rebelle» ougandais Joseph Kony m’a levé le cœur.

Mais comme le soulignait mon collègue Simon Jodoin, le partage massif de cette superbe vidéo qui est devenue le clip le plus regardé de l’histoire, c’est avant tout une affaire d’émotions. Une somme d’émotions plutôt qu’un partage d’intelligence, dit-il.

C’est pas mal ça, oui. Comme un téléthon, justement.

Pourquoi les gens regardent-ils les téléthons? Pour en apprendre sur la recherche contre la maladie? Voyons donc, c’est pour les vedettes et les émotions. Des sentiments le plus souvent convoyés par des images au ralenti accompagnées d’une narration où le drame que l’on décrit vire au pathétique. Comme souvent dans la vidéo de Kony 2012, qui utilise les mêmes ressorts narratifs et capitalise sur la notion d’espoir pour allumer nos consciences assoupies. D’ailleurs, là aussi on sollicite l’aide de vedettes qui, c’est tout à leur honneur, profitent du capital médiatique complètement démesuré dont elles jouissent pour défendre une cause noble.

Le problème, avec Kony 2012 comme avec les téléthons, c’est qu’ils sont devenus des écrans. Ce sont des refuges pour la bonne morale, l’équivalent du bac à recyclage pour nous, consommateurs compulsifs. Ainsi, nous en sommes venus à cultiver une sorte de système qui accepte les contradictions, embrasse l’absurde sur la bouche et nous renvoie sur le chemin du perpétuel recommencement. Demain doit toujours être fait de 99,9999% d’aujourd’hui. Surtout, il ne faut rien changer qui nous change.

Je sais qu’il est préférable d’éviter de comparer les époques, mais ce qui nous caractérise par-dessus tout, il me semble, c’est notre satisfaction. Le sentiment d’être arrivés quelque part, d’être au bout de l’évolution, et que l’équilibre précaire entre notre confort à tout prix et l’allégement de nos consciences par des petits gestes qui n’ont aucune incidence sur notre quotidien est de loin la situation la plus acceptable pour l’ensemble de l’humanité.

En fait, nos seules colères, ce sont celles qui viennent avec la peur du changement. Les véritables injustices? Elles font de bons spectacles, surtout depuis que les spectacles (particulièrement les téléréalités) reprennent eux aussi la trame narrative des téléthons. D’où la confusion, sans doute. Et la rapidité que nous avons à passer à la cause suivante, ou n’importe quoi d’autre qui viendra nous changer les idées comme on rafraîchit sa page d’accueil Facebook.

Le pouvoir de Kony 2012, c’est le même que celui de la Guignolée des médias ou du Show du Refuge, multiplié par la puissance des réseaux sociaux. Nous montrer ce que nous préférons ne pas voir, nous éveiller à une réalité troublante, choquante. Nous révolter, parfois. Mais seulement jusqu’à ce qu’on change de poste. Jusqu’à la prochaine vidéo de chaton. Jusqu’à l’activité suivante, la prochaine course à faire. Jusqu’à ce que la prochaine dose d’intox médiatique efface les émotions ressenties une seconde plus tôt, écrasant la réflexion qui aurait dû suivre, mais qui ne viendra jamais.

Pas parce nous sommes manipulés. Pas parce que les politiciens, les médias et les conglomérats complotent contre une avancée du monde qui serait autre chose qu’un progrès qui se compte en capitaux. Simplement, c’est humain: parce que nous ne voulons pas que les choses changent.

La réflexion ne vient pas après l’émotion parce que penser, se remettre en question, réinventer notre monde, c’est douter de notre place au sommet de l’évolution. Avec, toujours, cette sensation de brûlure quand on nous prend la main dans le sac, à manquer de compassion, d’empathie.

Choqués par l’évidence de nos imperfections, nous avons un mouvement de recul. C’est l’émotion.

La réflexion nous force à vivre avec la douleur plutôt que de l’éviter. Il s’agit de comprendre plutôt que de fuir, avec l’inconfort que cela comporte. Sans parler de la possibilité de changer qui, pour plusieurs, signifie que ceux qui nous critiquent et cherchent à modifier concrètement le cours des choses ne sont qu’une bande de singes qui veulent nous tirer vers le bas.

Encore une fois, il faut aller au-delà de l’épiderme pour enfin comprendre qu’il n’y a pas d’honneur à parvenir au sommet en marchant sur la tête des autres.

LIVRE – Je suis en train de terminer le très beau roman Le cœur régulier d’Olivier Adam. Je vous le conseille, à condition que vous ayez les nerfs solides. Pas parce qu’on y trouve de l’horreur, ou du suspense. Ce n’est pas un polar. C’est bien plus difficile: c’est vrai. Je veux dire que du début à la fin, on ressent la détresse de la narratrice, son incapacité à se conformer au monde du travail, à la violence des rapports quotidiens, à la monstruosité des gens ordinaires et des attentes qu’ils ont envers nous, envers moi, envers vous.

C’est un livre sur le suicide qui est, évidemment, un livre sur la vie. Sur la volonté de chercher une certaine vérité, un sens, mais qui ne seraient ni dans les dogmes de la religion ou du marché. C’est un livre superbement écrit sur la possibilité d’une vie ailleurs en demeurant ici.