22 avril 2012

Désordres

On prend une pause de cette série entamée, il y a deux semaines, sur la procréation assistée. L’actualité, ce tyran, a fini par nous rattraper.

Deux choses, donc, deux événements si on veut. Mais j’ai plus envie de dire deux mouvements qui participent du même élan.

On commence par la grève étudiante parce qu’il paraît qu’on devrait être scandalisés que les représentants de la CLASSE refusent de condamner les actes de violence commis il y a quelques jours. C’est Jean Charest qui le dit. Et à peu près tout ce qui opinionne dans les médias, de gauche à droite. Puis il y a vous, directement, pas plus loin que dans ma boîte de courriels: «Ces actes sont inacceptables», m’écrit un lecteur.

Il ne vous est jamais passé par la tête que c’est justement pour cela qu’ils sont perpétrés: pour faire désordre, pour choquer, pour répondre à une autre violence, celle-là autrement vicieuse parce qu’elle est lisse et propre, composée de petite politique lubrifiée au marketing pour mieux nous la faire avaler? Ne voyez-vous pas la manœuvre ici, et comment l’unique honneur de ce gouvernement, aux yeux de plusieurs, aura été de tenir tête aux «bébés gâtés étudiants», aux vandales? Ne manquait qu’une arrestation flamboyante dans le domaine de la construction pour compléter le tableau. Coucou, voici Tony Accurso qui arrive en même temps que le gars des vues.

Si je cautionne cette violence? Si je la crois légitime? N’exagérons rien. Mais elle s’explique par le lent pourrissement de la situation. Ce qui m’étonne, c’est que la CLASSE comme la FEUQ ne réalisent pas le discrédit qu’un peu de bordel jette sur leur cause dans l’œil d’un public épris de contrôle, de rigueur et d’ordre…

Pas parce que nous aimons l’ordre, mais simplement, si nous y sommes soumis, alors les autres aussi, bon.

Évidemment, dans la condition qui est la nôtre, il y a quelque chose d’un peu frustrant à voir une génération qui est peut-être en train d’apprendre la dissidence, avec ce que cela comporte de faux pas, d’erreurs grossières et de naïveté. Pourtant, cette insoumission, c’est sans doute ce qui peut arriver de mieux à cette société assoupie.

Pour la première fois, j’ai la sensation que ce sentiment de résignation qui nous cloue au sol pourrait se dissiper. Pour la première fois depuis longtemps, quelque chose paraît possible.

Pas seulement pour les étudiants. Pour nous tous.

Le 22 avril, ce sera le Jour de la Terre. Je n’en pense pas grand-chose, je n’ai jamais été trop partisan des entreprises de déculpabilisation collective qui carburent à l’angélisme. Mais il me semble voir autre chose dans ce mouvement qui prend de l’ampleur – et marche de pair avec les grèves étudiantes: comme le début d’un soulèvement nécessaire. Au moins d’une prise de conscience.

Quelque chose qui ressemble à une sorte d’espoir alimenté par le dégoût devant l’état des lieux.

Tenez, encore tout récemment, on a vu comment le système de financement des partis politiques fonctionne: hyper organisé, manœuvrant en silos pour préserver les politiciens des informations compromettantes, il louvoie en suivant un parcours précis, balisé par des années de magouille, tournant comme un mécanisme parfait, réglé finement pour fucker la démocratie au profit de lobbys, d’entreprises et d’individus.

Une autre violence, vous disais-je. Propre, sans chaos ni masque ni cocktail Molotov. Voyez-vous, il arrive aussi qu’on escroque des nations entières et qu’elles se laissent faire, soumises aux méthodes d’un système corrompu depuis trop longtemps. Ça ne changera jamais, croit-on.

Le 22 avril, c’est peut-être le moment de s’extraire de cette logique qui nous enfonce. On vous propose de descendre dans la rue, de dénoncer la braderie des ressources naturelles et les contorsions intellectuelles du développement durable. Je veux bien. Ce genre de rencontre humaine ne peut que galvaniser l’écœurement populaire et forcer la main des gouvernements.

Mais si le 22 avril est l’occasion d’un éveil, ce ne sera pas le printemps québécois dont plusieurs rêvent. Pas avant d’avoir réglé un truc qui est celui de notre mode de vie, de nos désirs, du marché tout-puissant, de l’emprise des financiers et des grandes entreprises sur le pouvoir politique, de l’envie des choses remplacées par d’autres choses, de l’accumulation, de l’insouciance devant l’endettement individuel et collectif, de la course aux apparences, d’un marché à la solde des spéculateurs et au seul service des actionnaires, de l’obsolescence programmée des objets et des modes, de la social-démocratie dévoyée pour répondre aux besoins d’une nation de nombrilistes.

J’ignore comment, mais pour nous réinventer, il va falloir parvenir à réconcilier des idées qui sont aux antipodes les unes des autres.

Et il me semble que la génération qui est descendue dans la rue représente parfaitement ce désordre intérieur qu’est notre volonté de changement lestée par le poids des habitudes.

Une génération dont les colères sont le fruit de tous nos échecs, de cette confrontation incessante entre le désir du mieux collectif et de la liberté de l’individu. Sa violence, c’est la nôtre qu’elle a intégrée. C’est celle du monde du travail, du rythme de vie débile, de la course aux symboles de réussite et aux loisirs chromés en même temps que notre indigence intellectuelle nous fait nous ruer sur la culture prédigérée, le divertissement creux et les ouvrages de psycho-pop qui pourraient donner un sens à nos vies.

Nous avons besoin d’idées, mais des nouvelles. Surtout pas d’un énième débat entre les jambons satisfaits de la droite et les idéalistes d’une gauche soixante-huitarde qui nous a menés à un hyperindividualisme trempé dans le vernis trompeur de la solidarité.

Nous devons prendre un énorme recul. Une journée ne suffira pas. Un mois non plus. Il faudra peut-être une génération complète pour arranger un peu les choses et faire mieux. À condition que nous ne l’étouffions pas avec le terrible poids de notre résignation et de nos renoncements.