Il y a toujours eu des émissions de variétés à Radio-Canada. Des bonnes, c’est vrai. Ou enfin, des pas si pires. Et certaines parmi les plus atroces du genre. Oui, je pense aux Démons du midi. Je me souviens aussi de la gueule de deux amies françaises quand nous étions passés par Place Laurier, où Michel Louvain enregistrait sa quotidienne devant un océan de têtes où se déclinaient une multitude de teintes de gris. Et moi de leur tirer la manche: bon, on y va? Faut croire que j’avais honte. «C’est pas pire que Drucker», m’avait dit l’une d’elles. Manière gentille de me consoler et de me rappeler qu’il y a des tatas partout.
Tout ça pour dire qu’on apprenait la semaine dernière que la télé d’État présentera une émission dans laquelle des familles d’inconnus viendront chanter. Notez d’abord l’obsession télévisuelle du moment: tout le monde chante. Les vedettes chantent, les jeunes chantent, les plus vieux aussi, et maintenant, c’est au tour des familles de venir jouer en groupe dans la talle du human interest musical, animation par Patrice L’Écuyer. Préparez vos trois affirmations.
L’annonce a irrité le journaliste du Devoir Philippe Papineau qui, sur son blogue personnel, ne cachait pas son ahurissement devant le phénomène, rejoignant mon collègue Olivier Robillard-Laveaux qui déplorait il y a quelques semaines la disparition de la seule véritable émission musicale de Radio-Canada: Studio 12.
Parce que Studio 12, c’était pas rien. C’était la vitrine qui manquait et manquera désormais aux artistes d’ici qui n’ont pas d’autre tribune, et qui sont pourtant l’âme musicale du Québec. C’était l’occasion, comme le dit Olivier, d’entendre les auteurs-compositeurs avec leur groupe (pas celui, générique, d’un show de chaises), donc une musique incarnée, vivante, pas seulement livrée comme un divertissement entre deux entrevues de vedettes. C’était aussi, comme l’illustre Papineau, la chance d’entendre Karkwa jouer du Karkwa.
À la place, on aura droit à la famille Machin chante Patrick Norman.
Évidemment, on nous promet des moments d’émotion, des sourires et des morceaux de bravoure. Cela compensera peut-être le manque de talent.
Ou peut-être pas.
En fait, j’ai presque aussi honte de ma société d’État qu’à l’époque où elle avait comme bande sonore le rire truculent de Suzanne Lapointe et les minauderies de Michel Louvain. Parce que j’attends un peu plus de ma télé qu’elle s’emploie à calquer son modèle d’affaires sur celui de TVA. Parce que j’ose encore espérer que quelqu’un, quelque part, se rendra compte que le service public ne s’arrête pas au Téléjournal, aux Docteurs et à La semaine verte. Promouvoir une scène musicale vivante devrait faire partie du mandat de la société. Mais bon, vu la manière dont on traite généralement la culture à la télé, il n’y a rien de bien étonnant ici.
Bref, je pourrais me contenter d’être déçu si Radio-Canne avait seulement tiré la plogue de Studio 12.
Mais en versant dans la téléréalité chantante, on passe à un autre stade. J’ai presque envie de parler de mépris pour le public. Mais disons, de manière plus soft, que c’est quelque chose qui ressemble à de la complicité dans ce long et pénible glissement médiatique que je laisse le philosophe John Ralston Saul décrire bien mieux que moi:
«Aujourd’hui, la mort de Dieu, combinée à la perfection de l’image, nous a plongés dans un nouvel état d’expectative. Nous sommes devenus l’image. L’observateur et l’observé. Et cette image possède tous les pouvoirs conférés à Dieu. Elle tue à volonté. Sans le moindre effort. Magnifiquement. Elle dispense la morale. Elle juge perpétuellement. […] Faute d’une compréhension lucide de ce que nous sommes désormais cette seule source, les images ne peuvent manquer d’exprimer à nouveau la magie et la peur propres aux sociétés idolâtres1.»
Saul écrivait cela au début des années 1990. Avant Facebook. Avant la téléréalité. Ce qu’il dit n’a jamais été plus vrai. Que le privé patauge là-dedans, c’est son droit le plus strict. Il n’a d’autre morale que celle de la cote d’écoute. Mais voilà la télé d’État qui ne se contente plus d’informer ou d’offrir un spectacle. Chez elle aussi, vous êtes le spectacle. Vous êtes la vedette.
Le quidam chantant est à l’art ce que le vox pop est à l’information: un raccourci racoleur qui flatte l’ego du public, sans égard pour la pertinence de ce qui en ressort.
Chanter à la télé ou y donner son opinion, c’est toucher au divin. On a remplacé la religion par un miroir qui embellit et ne montre que ce qu’il y a de beau et d’émouvant. L’humanité célébrée dans sa plus parfaite splendeur. Mais surtout dans sa volonté de rejoindre les dieux modernes que sont les stars de la télé.
La prochaine étape? De la peinture à numéros au musée des beaux-arts, tiens. La famille Morin rend hommage à l’art de Muriel Millard.
On me dira que c’est l’époque. Ça se peut, c’est un début d’explication. Mais je n’y trouve aucun réconfort.
1 La citation provient de l’ouvrage Les bâtards de Voltaire de Saul, mais je la repique de L’empire de l’illusion de Chris Hedges (chez Lux Éditeur), que je lis à petites doses. Tellement déprimant qu’une lecture soutenue m’achèverait.
L’idole n’est-elle pas cette figure qui soustrait à la nécessité de reconnaître sa propre identité ? Celle qui soulage également, par procuration, de ne pas savoir qui on est. L’idolâtrie est une perte d’identité puisque qu’elle consiste à admirer et à convoiter les traits d’une autre personne. Ce mimétisme télévisuel me fait penser à la période d’après-guerre au moment où les compagnies de disques américaines se sont implantées au Québec obligeant les chanteurs québécois à devenir des doublures des chanteurs américains sous menace de ne pas endisquer. Le stratagème a fonctionné jusque dans les années 70, jusqu’au moment de la prise de conscience de l’identité québécoise. Si au Québec on ne s’intéresse plus à nos créateurs c’est qu’on ne veut plus écouter ce qu’ils ont à nous dire. Par extension, on ne veut plus écouter ce que l’on a à se dire. On ne veut plus se reconnaître comme porteur d’une voix unique et distincte, on veut baigner dans la grosse marmite internationale, croyant y trouver une reconnaissance ou un profit. Le phénomène n’est certainement pas unique au Québec car l’exploitation de la culture comme produit est devenu un phénomène mondial, un véritable impérialisme soutenu par une idéologie néo-libérale : ce qui est bon se vend et ce qui se vend est bon. Cet impérialisme culturel risque bel et bien d’emporter toutes les communautés ou nations encore fragiles sur le plan de l’identité.
Même si ce n’est pas d’hier que la tendance lourde observée aujourd’hui a amorcé sa dérive, nous arrivons en ce moment à une étape marquante d’un détestable voyage. Ce que certains déplorent comme étant un périple en marche arrière, un consternant nivellement par le bas.
C’est ainsi qu’il s’en trouve pour acoquiner le critère de plus large dénominateur commun à la notion d’équité sociale. Tout le monde au pied de la pyramide. Que personne ne s’étire le cou pour tenter de s’élever au dessus de la masse. Rechercher l’excellence, le dépassement de soi, c’est suspect…
Le surréaliste conflit qui perdure du côté de l’éducation illustre d’ailleurs cette fâcheuse contamination du nivellement par le bas. Pour plusieurs, ce qui importe, ce n’est pas tant la qualité du cursus universitaire que son coût. On est tout disposé à bouffer des «jalamits» – pourvu que ça ne coûte pas grand-chose…
Ce culte du populisme a néanmoins pour contradictoire particularité que plusieurs se considèrent malgré tout supérieurs au reste du troupeau. D’où possiblement le goût de se valoriser à leurs propres yeux en regardant des trucs télévisés comme la famille Machin qui vient faire la quétaine aux heures de grande écoute sur le super-gros-jumbo petit écran trônant dans la pièce de séjour…
Et dans les chaumières, on se tape les cuisses de satisfaction en voyant plus nuls que soi se ridiculiser sous les rires gras et applaudissements d’un auditoire en studio tout aussi débile que la famille Machin. Avec la famille Bidule d’ailleurs présente, qu’on nous montrera en gros plan à la fin de l’émission, en nous indiquant qu’elle sera la famille en vedette la semaine prochaine…
Et la culture dans tout ça? De plus en plus à l’enseigne des trois premières lettres du mot.
Accessibilité ne signifie pas forcément nivellement par le bas. On peut souhaiter que soit rehaussée la qualité des cours dans les universités tout en se battant pour maintenir l’accessibilité. Est-ce que seulement les plus fortunés peuvent s’élever? Si oui, ce n’est pas de si tôt qu’on se libérera du populisme rampant.
Pour ce qui est de l’accessibilité, ça fait un bon bout de temps qu’il n’y a aucun problème de ce côté-là.
Les mesures d’assistance financière aux études règlent avantageusement cette question pour 60% des étudiants, avec des conditions améliorées et des assouplissements.
Quant au 40% restant, les mieux nantis, la faible hausse prévue n’est pas un empêchement et ne le sera jamais.
(Tout pourrait aller encore mieux – mais ça coûterait plus cher…)
Soudainement Star Académie ne me paraît plus si épouvantable, presque respectable.