Grandes gueules

Pour en finir avec les anti-intellos

Récemment, Guy A. Lepage, lauréat de quatre prix Gémeaux pour Un gars, une fille, était invité au Poing J. Il en a profité pour pratiquer le sport préféré des Québécois: l’anti-intellectualisme. En réaction au commentaire de Lise Payette sur la télévision «pipi-caca», l’humoriste a fait un plaidoyer pour la démocratie des ondes. L’ex-membre de RBO a avoué aimer les conneries d’une émission comme Black-out . A l’autre extrémité du spectre médiatique, disait-il en substance, il y a des shows avec des intellectuels qui répètent des formules creuses. «Avec énormément de mots, les intellos ne disent absolument rien», de conclure Lepage.

Le public a aimé. Julie a ri. Et Guy A. Lepage a savouré ce moment en pensant probablement aux cotes d’écoute.

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Au Québec, il est de bon ton de ne pas vouloir se définir comme «un intellectuel», même si on a l’intelligence et la capacité de l’être. Le mot irrite. Trop pédant, trop prétentieux… Pas assez près du vrai monde. Pour se faire aimer, il ne faut pas avoir l’air snob.

Le meilleur exemple de ce syndrome, c’est Michel Chartrand. Toute sa vie durant, il a gueulé contre les intellos. Pourtant, le syndicaliste est un homme d’idées. Il aimait réciter de la poésie à son ex-femme, Simonne Chartrand. Or, il est devenu un personnage de gars du peuple caricaturé au Bye-bye. Même les patrons trouvaient son bagout sympathique! Aujourd’hui, on se rappelle davantage ses jurons que ses idéaux de justice sociale.

Depuis, Pierre Falardeau a remplacé Chartrand. Voilà un anthropologue de formation qui truffe ses documentaires de citations puisées dans des essais songés. Mais quelle image diffuse le cinéaste? Celle du gars cool, la grande gueule de service qui a l’insulte et le sacre faciles. Pas de danger que Falardeau profite de son passage à la télé pour élaborer sur les thèses de ses maîtres à penser. Le monde aime mieux Falardeau-le-baveux.

Ce n’est pas un hasard si, au Québec, notre auteur national, Michel Tremblay, est un «p’tit gars» de la rue Fabre; si notre chanteuse internationale est une «p’tite fille» de Charlemagne. Les acteurs de la vie culturelle québécoise doivent être des gens ben ordinaires.

Pour ne pas avoir l’air snob en public, il y a des règles à suivre. Ne pas trop bien prononcer les mots et les syllabes, comme le font les «maudits Français». Ne pas abuser des adverbes. Placer quelques sacres ici et là (rien de mieux qu’un «hostie» pour renforcer un argument). Et ne pas oublier de lancer une bonne blague, qui viendra faire oublier tout ce qui s’est dit précédemment.

Cela permet à l’animatrice de passer à un autre sujet. Ou à un autre invité. Ou à une pub. Ce qui, de toute façon, est du pareil au même.

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De nos jours, les gens sérieux n’ont pas d’histoire. Par contre, les gens frivoles radotent partout. Ils sont de tous les talk-shows, de tous les quiz et de tous les galas. C’est l’ère du blablabla… et du remplissage. Surtout, pas de silence! Quelqu’un pourrait en profiter pour réfléchir…

En France, les intellectuels sont traités comme des stars. Aux États-Unis, de Berkeley à Princeton, les scholars vivent confortablement en donnant des conférences. Ils font de lucratives piges pour des magazines comme Atlantic, The New Yorker ou Harpers. Pendant ce temps, au Québec, on préfère tabasser les gens qui pensent en profondeur.

Pourtant, dans la réalité, les intellectuels québécois ne dérangent personne. Car ils n’ont pas de tribune. Sauf exception – René-Daniel Dubois pendant le référendum de 1995 -, les gens d’idées sont ignorés des talk-shows. Et pratiquement invisibles en dehors des campus universitaires.

Les idées des intellos ne sont pas profitables aux entreprises, donc pas marchandables. Tandis que les anti-intellos, eux, ont souvent la chance d’être bien payés pour leurs idées. Alors pourquoi ces hommes et ces femmes, qui désirent seulement discuter et réfléchir sur la société, sont-ils devenus la cible de tout le monde?

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Dans les années 70, tous les artistes étaient des intellectuels. Et tous les intellectuels étaient des artistes. Mais après l’élection de 1976, un nationalisme frileux et bas de laine a mis au monde la québécitude. La chasse aux intellos a débuté à ce moment-là. Il fallait être de vrais Québécois. C’est-à-dire des gens simples, authentiques, qui disent les choses simplement, dans «la langue de chez nous».

Au fil du temps et des référendums, les fans de la québécitude ont changé. Ils se sont branchés, universalisés. Mais le discours, lui, n’a pas bougé. Les anti-intellos confondent toujours intellectualisme et élitisme, rigueur et snobisme, débat et showbiz, création et marketing.

C’est peut-être l’héritage du long débat constitutionnel: les Québécois en ont ras le bol des combats de mots qui tournent en rond. Mais il est déplorable que nos libres-penseurs jouent aux imbéciles pour épater la galerie, et tournent en dérision la réfléxion et l’analyse. Car cette attitude est malsaine et dangeurese. Le jour où toute l’élite québécoise méprisera les intellectuels, la pensée médiatique va se transformer en pensée magique.