Grandes gueules

Bas les Masques!

Luc Boulanger et Marie Labrecque
Critiques de théâtre

Depuis cinq ans, l’Académie québécoise du théâtre a réussi à faire de la Soirée des Masques une véritable «tradition». Une tradition d’oublis, d’incohérences, d’aberrations qui suscitent la grogne dans le milieu théâtral. Au petit écran, le gala apparaît comme un événement télévisuel de prestige; mais en coulisses, la remise des Masques ressemble de plus en plus à du Grand-Guignol médiatique. La farce a assez duré.

A l’origine, la Soirée des Masques est née du désir de doter le théâtre québécois d’un gala de remises de prix qui ne soit pas sous la gouverne des journalistes. Depuis le milieu des années 80, l’Association québécoise des critiques de théâtre décernait ses récompenses annuelles aux artistes et aux concepteurs de la scène. Ce qui ne faisait pas le bonheur de tout le monde. Le milieu s’est donc regroupé pour célébrer son art en famille.

Et avec faste. A l’instar de la musique et du cinéma, l’art dramatique a désormais sa vitrine télévisuelle. Mais, par-delà la visibilité, la Soirée des Masques – fortement commanditée et subventionnée, sous la présidence d’honneur du ministre de la Culture – sert-elle vraiment l’art qu’elle prétend mettre en valeur? Permettez-nous d’en douter. Sans même présumer des lauréats, la liste des finalistes sidère d’ores et déjà nombre d’observateurs de la scène théâtrale. Sous le masque de l’autocongratulation, le gala animé par Marcel Lebouf et Luc Guérin, diffusé sur les ondes de la SRC dimanche soir, ne reflétera donc pas les bons coups de la saison 1997-98.

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Certes, par nature, toute remise de prix fait son lot d’insatisfaits. Or, ici, la liste des oubliés est plus prestigieuse que celle des finalistes. Par exemple, personne ne peut s’expliquer l’absence de Rita Lafontaine parmi les interprètes féminines en nomination. La comédienne a triomphé dans deux pièces: Le Nombril du monde, chez Duceppe, et Encore une fois, si vous le permettez, au Rideau Vert. Ni l’absence d’Élise Guilbault – impériale dans le rôle de Christine de Suède, au Quat’Sous; pas plus que celle de Viola Léger – troublante de vérité dans Grace et Gloria.

D’autres exemples? Dans la catégorie du Masque du texte original, les membres de l’AQT ont réussi, suprême exploit, à ignorer deux des meilleures créations québécoises de l’année: Encore une fois, si vous le permettez, de Michel Tremblay, et Les Quatre Morts de Marie, de Carole Fréchette. Du côté des metteurs en scène, nulle trace de Denis Marleau. Les membres de l’Académie ont ajouté l’insulte à l’injure en reléguant le directeur du Théâtre Ubu dans la catégorie fourre-tout du «Masque de la contribution spéciale», pour la conception et la réalisation vidéo de son magnifique Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa.

Plus on analyse ces nominations, plus on nage dans l’absurde. Ainsi, l’un des spectacles en tête de lice lors de la Soirée des Masques, avec six nominations, est le sympathique 15 Secondes, de François Archambault. Cette production imparfaite se retrouve dans toutes les catégories importantes, en plus de celle de la «révélation» pour «l’équipe de création». Comment l’auteur de 15 Secondes – lauréat du Masque pourle meilleur texte original, en 1996, avec Les Gagnants – peut-il être considéré en 1999 comme une «révélation»?

Lors des premières éditions, on pouvait excuser les errements de l’Académie à cause de la nouveauté de l’événement. Ce n’est plus le cas. Si la tendance se maintient, l’image de marque de la Soirée des Masques risque d’être sérieusement ternie.

Déjà, l’hiver dernier, les créateurs jeune public avaient étonnamment dominé le palmarès (cela dit, sans vouloir minimiser leur travail). Plusieurs se demandaient alors si les Masques ne deviendraient pas les prix bidon du théâtre québécois. Cette année, c’est encore plus flagrant.

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A qui la faute? Au fil des galas, l’Académie québécoise du théâtre a insufflé une orientation politiquement correcte aux Masques. Mais à force de vouloir plaire à tout le monde, l’institution dirigée par Jean-Noël Rondeau a fini par accoucher d’un produit bâtard. Un événement qui célèbre sans distinction les créateurs de Montréal et ceux des régions, du théâtre privé et public, pour adultes et pour enfants, d’été et d’hiver. Or voilà: à partir du moment où l’on instaure un système compétitif, on doit choisir les meilleurs. Tant pis pour la promotion du théâtre en région. Que voulez-vous: le meilleur théâtre au Québec se fait d’abord à Montréal, tout simplement par la force du nombre des compagnies et des artistes qui y sont établis.

Toutefois, le problème des Masques demeure bien plus vaste. Avec ses «collèges électoraux» formés par une cinquantaine de pairs, et ses mesures de «pondération», le mode de scrutin (un processus tellement tarabiscoté qu’après plusieurs tentatives nous avons renoncé à le résumer…) amène souvent à comparer des pommes et des oranges. Du moins, en ce qui concerne les récompenses décernées aux individus; les spectacles étant, eux, regroupés par genres. C’est ainsi que les metteurs en scène du très sérieux Odipe roi (Wajdi Mouawad) et du très léger Grease (Denis Bouchard) se retrouvent en compétiton pour un même Masque! Ou encore qu’une comédienne chevronnée, Monique Miller en l’occurence, fait face à une interprète de théâtre d’intervention sociale, le Parminou…

A force de niveler la compétition par le bas, la Soirée des Masques est en voie de devenir un gala sans intérêt pour l’amateur de théâtre. Pire. Avec de tels choix artistiques, l’Académie québécoise du théâtre encourage la médiocrité, au détriment du perfectionnement de son art. Car les grands perdants de cette Soirée des Masques ne seront pas tant les Lafontaine, Guilbault, Marleau et compagnie, mais plutôt le théâtre lui-même.