Février 1999, à la une du magazine L’actualité: Cent Québécois qui ont fait le vingtième siècle. Cent personnes décrétées hors du commun sont distribuées dans treize rubriques. Dans Les bâtisseurs, une femme: Ludmilla Chiriaeff. Dans Les inspirateurs, une femme: Céline Dion. Dans Les définisseurs d’identité, une femme: La Bolduc. Anne Hébert et Gabrielle Roy se retrouvent dans la rubrique Les raconteurs. Personne n’a songé qu’il était particulièrement méprisant pour deux des plus grands écrivains québécois _ hommes et femmes confondus _ de se faire traiter de «raconteuses». Dans Les croisés, deux femmes: Thérèse Casgrain et Marie Gérin-Lajoie. Dans Les rebelles, on trouve évidemment le plus important contingent de femmes: Janette Bertrand, Lise Payette et Léa Roback. Dans Les politiciens, Les mandarins, Les géants, Les créateurs, Les artistes de la scène, Les maîtres et Le devoir, aucune femme n’a retenu l’attention. Sur cent personnalités, il y a dix femmes, soit très exactement un faramineux 10 %. Faudrait-il en plus dire: «Merci… ne vous en faites pas… on sait que c’est pas beaucoup, mais que c’est de bon cour… vous n’auriez pas dû…»? Sur les quatorze photos en page couverture, on trouve quand même le moyen de mettre 21,4 % de femmes (Bertrand, Dion et Payette), en toute bonne fausse représentation médiatique. Exactement comme les massacreurs d’arbres laissent une belle couronne de forêt autour des villages et des lacs pour cacher les déserts de la coupe à blanc derrière. + la fin du vingtième siècle, les barbares ont des tactiques de marketing sophistiquées, civilisation oblige.«On traverse des rangées d’innocents», m’a dit un jour Suzanne Jacob. «Innocents» dans le sens premier. En plein cour de la plus grande arnaque de l’histoire de l’humanité, dont le deuxième sexe a été la cible, ils ne savent jamais rien, ils ne voient jamais rien, ils ne sentent jamais rien, ils n’entendent jamais rien. Ce qui ne les empêche pas de se prononcer sur tout, de paraître partout et de nommer _ un exemple au hasard _ les bâtisseurs du siècle québécois.
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C’était l’objet d’une de mes plus récentes colères. J’en fais au moins une par jour, surtout quand j’écoute les nouvelles ou lis les journaux. J’aime la colère. Elle me garde en vie aussi sûrement que l’air, l’eau, l’amour et la littérature.Il y a des femmes sur terre depuis la création du monde, elles sont l’un des deux sexes fondateurs de notre espèce, les hommes ont 50 % de sang de femme qui coule dans leurs veines; et pourtant, nous pouvons facilement voir sans sourciller tout un bulletin de nouvelles sans qu’y apparaisse un seul visage de femme. Ce sont encore des hommes qui tiennent les caméras, choisissent les plans et ce qu’on nous donne à voir. Dans les images de guerre que nous voyons tous les jours comme si c’était normal, nous voyons des hommes fiers avec leurs fusils, des guerriers; et, en parallèle, dans la même guerre, des femmes et des enfants qui pleurent (hormis Madeleine Albright, la femme-alibi de l’époque). C’est ça qu’on voit à la télévision: des hommes qui pérorent, font des réunions de G-7 ou autres tractations bancaires, contrôlent, paradent, décident et tuent; et des masses de femmes et d’enfants qui pleurent pour assurer le quota télévisuel de human interest. Les faiseurs de télévision sont comme des doigts sans talent acharnés sur un clitoris pour faire jouir la fibre sensible et la cote d’écoute. Rien de plus.Lundi soir dernier, 21 h: Omertà, une émission où les rares femmes jouent des poupounes silencieuses. Au mieux, elles font de la figuration intelligente (une amante et une mamma éplorées). Évidemment, c’est `«normal», il s’agit de la mafia italienne. Mafiosi ou justiciers, il n’y a que du gars à l’horizon. 22 h: je passe au Téléjournal qui ouvre depuis quelques jours (ce qui est déjà un scandale en soi) avec la fameuse «date butoir» des Expos et les airs tragiques des gars du conseil d’administration, quasiment au bord des larmes. La quantité de journalistes qu’ils attirent à leurs conférences de presse est impressionnante, à rendre jaloux tous les citoyens qui se battent pour des causes justes et utiles. Aucune femme dans le portrait. J’ai eu droit ensuite à un long reportage détaillé et mondial sur la mafia russe où les seules femmes présentes étaient de la marchandise vendue par la mafia, qui se cachaient le visage devant la caméra. 23 h: Les nouvelles du sport. Sans commentaire. Vivement que les Expos soient vendus à Washington, qu’on passe à autre chose.
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Cours de colère 101.
Dans la généalogie de l’indignation, la colère est la branche volcanique. C’est elle qui monte en premier aux barricades comme une tête brûlée qu’elle est, aveuglément, sur un coup de sang, une montée de fièvre, sans penser à protéger sa peau, et qui allume les incendies que l’indignation reprend à son compte. L’indignation organise la colère, oriente son feu, le documente, jette les cris inutiles aux vidanges, et donne du souffle seulement aux colères qui sont facteurs de changement. La colère peut être stérilisante; l’indignation, féconde. La colère est une sprinteuse; l’indignation est une marathonienne. La colère a la durée de vie d’une allumette; l’indignation, celle d’une flamme olympique.Je pourrais vous en parler longtemps. Je pratique les deux depuis le liquide amniotique et peut-être même avant. Je donne des cours de colère, parfois, mais seulement aux femmes. Sauf exception, elles ne sont pas des élèves très douées. Elles peuvent mettre une vie entière à obtenir un doctorat. Parce que les femmes ont peur de la colère. Même le mot les terrorise, comme si elles entendaient «explosion nucléaire». Elles la connaissent bien pourtant, mais elles préfèrent la garder en elles de peur que quelqu’un ne meure autour d’elles si elles l’expriment. Elles ont raison. C’est vrai que quelque chose mourra si les femmes sortent leur colère: ce monde dans lequel nous ne voulons plus vivre. Je vous jure _ et je parle d’expérience _ qu’aucun être humain n’est jamais mort quand j’ai sorti mes colères. Mais moi, par contre, je suis en danger de ne pas vivre si je la jugule. Pas de mourir: de ne pas vivre. C’est pire. Et j’ai découvert avec le temps les beautés de la colère. Je me suis mise à l’aimer, à la transformer en indignation, en actions. J’ai additionné la mienne à celle des autres. J’ai fait en sorte qu’elle soit utile.Avez-vous déjà essayé de dompter votre colère? Savez-vous quelle incroyable violence doit subir le corps pour faire comme si de rien n’était, pour garder un travail, faire durer un mariage ou simplement continuer à perpétuer la fiction que les femmes sont des petits êtres doux et fragiles, incapables de colère? La colère rentrée peut vous piétiner et vous broyer les os comme un cheval sauvage. Avez-vous déjà senti l’affolement des cellules, le fiel qui se mélange au sang, les cris sauvages qui restent en cage dans la gorge et les poumons, et la paralysie qui s’ensuit pendant des jours et des jours? J’en viens à penser que les femmes préfèrent tomber malades, se couper les veines aux bords tranchants de leur colère plutôt que d’exercer leur droit à la colère. Parce que la colère est un droit, mais les femmes en font de la culpabilité, même quand elles ne la sortent pas. Et ne soyez pas de mauvaise foi. Quand je parle de la colère des femmes, je ne parle pas seulement de la colère parfaitement justifiée qu’elles éprouvent d’être encore traitées en subalternes et non en partenaires. Je ne parle pas seulement de la colère dirigée, avec raison, contre le monde des hommes ou certains hommes en particulier. Je parle aussi de la colère des femmes dirigée contre tout ce qui nous diminue collectivement, contre tout ce qui glorifie la mort au détriment de la vie, contre tout ce qui pollue, contre tout ce qui menace l’intégrité et la dignité des êtres humains, contre tout ce qui ment, ne tient pas compte, divise, asservit, terrorise, mutile.Il faut maintenant revendiquer pour nous cette scie qu’on ne peut plus endurer dans la bouche d’un homme: «T’es belle quand t’es en colère…» Mais il faut ajouter: «T’es puissante quand t’es en colère… T’es utile…» Pratiquer la colère, c’est décider, en toute conscience, d’être à la même hauteur que ses rêves et ses convictions pour les regarder dans les yeux. C’est être à la hauteur de soi-même, en fait, et non plus étriquée, prise comme une minuscule poupée russe à l’intérieur d’un rêve plus grand.Imaginez quelle formidable énergie de changement serait générée si toutes les colères des femmes étaient admises et canalisées. Si on pouvait engranger l’énergie de la colère des femmes dans une immense génératrice, tout le monde en profiterait: je vous jure qu’on n’aurait plus à se taper les pratiques de mercenaires d’Hydro-Québec! La lumière serait allumée en permanence et nous ne manquerions plus jamais d’électricité en période de grand verglas ou de désert psychique…