Grandes gueules

La rançon de la gloire

Ah, le grand malheur d’être célèbre! Ah, la grande douleur d’être fortuné! On ne peut pas faire de faux pas sans que les médias nous tombent dessus. Alors, naturellement, il faut que les juges en tiennent compte. Empathiques comme ils sont, ils absolvent les accusés en se basant sur un nouvel adage: faute avouée dans le journal, à moitié pardonnée au tribunal.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais, personnellement, je suis plutôt contre.
Exemple. Comme dirait Coluche: «Y a un mec, il viole un peu, mais pas trop.» Le type plaide coupable. On s’attendrait normalement à ce que la culpabilité soit un aveu. Mais ce n’en est pas toujours un: ça peut être aussi l’argument massue d’une négociation pour l’obtention de l’absolution. Or, c’est justement ce qu’on lui accorde, sous prétexte que le pauvre homme a déjà été puni par les médias, et qu’il fait des affaires aux USA!

Dites-moi, si ce n’est pas du nouveau droit, je vous demande ce que c’est?

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L’air de rien, ce petit fait divers entre un satyre et sa victime ouvre une porte sur le bâillon de l’information. Déjà que chez nous, on a des scrupules à faire son travail par peur d’égratigner les copains, où s’en va-t-on si les juges commencent à reprocher aux journalistes d’informer le peuple? Le Canada est le pays du G7 le plus réservé en matière d’exposition de la vie privée des personnages publics délinquants _ ceux qui posent des actes criminels, qui font du trafic d’influence, qui magouillent et qui grenouillent. On a un tel respect pour le crime que c’en est dérisoire.

Or, qu’est-ce que ce sera demain si les juges commencent à pourfendre les médias quand ils décident de jouer leur rôle?

Il faut que ce soit vraiment gênant. Il faut qu’on rougisse au gouvernement pour que la ministre de la Justice, madame Goupil elle-même, fine renarde, vienne à pas de loup avertir le peuple _ via les médias, tiens! tiens! _ qu’elle ne cédera pas aux «influences extérieures» dans l’examen de l’appel de Rozon.

On se demande pourquoi la ministre a pris la peine de nous rassurer sur son indépendance. Depuis quand les pouvoirs publics cèdent-ils aux influences extérieures? Les influences auxquelles ils cèdent sont toujours intérieures, occultes, cachées, invisibles. C’est pour cela qu’il y a la presse. C’est pour cela qu’il y a des journalistes.

Malheureusement, ce n’est pas tout le monde qui partage cet avis.

C’est ainsi que le juge Béliveau, qui a accordé l’absolution inconditionnelle à Gilbert Rozon, a expliqué sa décision en pointant du doigt le travail des médias, et le droit du citoyen de savoir ce qui se passe dans les palais du royaume.

Pourquoi être si prompt à protéger la vie privée de Rozon? Parce qu’il fait partie des grands propriétaires terriens? Parce qu’on a souvent vu défiler les ministres à ses shows, sinon à sa table?

Son ami Pierre-Marc, qui a été ministre de la Justice, pourrait peut-être sortir de son terrier et nous expliquer ce qui se passe…

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Autre point: s’il faut prendre le travail des médias en considération, pourquoi absoudre seulement Gilbert Rozon? Prenez Maurice Mom Boucher. Contrairement à Rozon, qui a plaidé coupable, Mom a été acquitté. Il n’a pas souffert des médias, Mom, pendant son procès? Il n’aurait pas un peu droit à un dédommagement?
Et l’honorable juge Flahiff, en voilà un qui mériterait une villa dans le Sud aux frais du gouvernement, tellement on a vu sa bouille à la télé! Et pourquoi ne pas étendre la notion jusqu’à plus soif? Chrétien, l’oubliez-vous, Chrétien, déjà jugé dans la presse pour un peu trop de poivre dans l’assiette de la répression?

Il faudrait qu’on nous dise comment le système judiciaire fonctionne dans ce foutu pays. Les juges sont-ils bien ces individus à qui l’on confie le rôle difficile d’examiner objectivement des faits dans une cause, ou doivent-ils dorénavant formuler leurs jugements à la lumière de ce qui s’est dit à La fin du monde est à sept heures?

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C’est terrible, la justice. Un jour, on y croit parce que les écologistes font plier les lignes de haute tension. Le lendemain, on n’y croit plus parce qu’un autre juge accepte de blanchir un agresseur à cause d’un gros plan sur ses menottes.
C’est terrible, mais ça confirme le mouvement. Il y a quelques semaines à peine, Guy Chevrette a dit qu’un jugement n’avait d’importance que parce qu’il pouvait être annulé par un jugement contraire. Non mais ils sont où les juges? Ils se laissent ridiculiser sans dire un mot? Ils doivent l’aimer, Chevrette, les juges. Il leur fait une si belle image…

La civilisation a des détours difficiles à comprendre. Pauvre Pee-Wee Hermann, il s’est branlé dans le mauvais pays. Avec tout le flafla médiatique que son histoire de fesses a engendré, ici, il aurait été lavé de tout soupçon…