Journaliste et auteur de Nouvelles douces colères (Boréal)
Lucien Bouchard incarne encore mieux que Jean Lapointe l’ancien premier ministre Maurice Duplessis. Le voilà, drapé dans sa suffisante dignité, avec son air de détenir la vérité de droit divin, qui proclame, offusqué: «Le désordre est contagieux», comme si de la grève illégale des infirmières pouvait se dégager un vent de folie et de refus de l’ordre péquiste qui embraserait la province. Malheureusement pour ceux qui croient comme moi que ce gouvernement fabrique des pauvres, des exclus et des précaires comme les Suisses fabriquent des montres, la révolte populaire, le désordre ne sont pas pour demain. Mais il a raison, notre premier ministre, «le désordre est contagieux».
Le «désordre», c’est ce gouvernement qui l’a créé. Sabrant dans les prestations sociales, dans le système de santé, dans la gratuité des médicaments pour les bénéficiaires de l’aide sociale et les personnes âgées. Exercice de salubrité budgétaire pour cause de déficit zéro, première «condition gagnante».
À ce premier «désordre», à ce premier coup de force contre les plus faibles de la société, ce sont des femmes qui ont répondu. En 1995, ce sont des femmes qui ont crié « c’est assez». Pauvreté zéro, avant déficit zéro. Elles ont organisé la Marche du pain et des roses; cette manifestation, en mettant à l’avant-scène les inéquités dont elles étaient victimes, exprimaient aussi une première opposition globale au libéralisme fou et assassin qui s’est emparé de ce gouvernement qui, jour après jour, renie sa tradition social-démocrate. Lors du sommet socioéconomique, grand exercice de travestis, c’est encore le mouvement des femmes qui a démontré la plus farouche opposition aux visées bassement comptables du PQ. Elles sont sorties. C’était une forme de désobéissance civile et morale. «Non messieurs, nous refusons de jouer votre jeu. Nous sommes plus dignes et nous existons plus sur le trottoir.»
Aujourd’hui, 40 000 femmes (je m’excuse auprès des infirmiers de les inclure dans ce féminin, mais une fois n’est pas coutume) ont décidé de passer de la réprobation morale, de l’indignation publique ou du communiqué de presse revendicateur à l’arme ultime en démocratie de la désobéissance civile. Au «désordre» créé par ce gouvernement, elles proposent un minimum vital d’ordre et de logique. La justification de leurs revendications salariales (elles sont les moins payées au pays), les insoutenables conditions de travail que la bureaucratique réforme de la santé leur impose sont d’une telle évidence que seul un aveugle ou un dictateur ne peut les admettre. Quel joli choix!
Mais il faut penser plus loin si l’on prétend analyser ce formidable mouvement de revendication qui embrase une profession qui, socialement et politiquement, n’a jamais été reconnue comme avant-gardiste. Existe encore chez les infirmières le sens de la responsabilité et, d’une certaine manière, de la vocation, de la vocation à la solidarité. Il y a un rapport entre la tâche de mère et celle d’infirmière. Elles sont les mères de la collectivité souffrante, et tous les malades sont leurs enfants. Pour qu’une aussi admirable détermination se manifeste dans un tel groupe, il faut comme dans les familles que le père ait dépassé toutes les limites du supportable et de l’imaginable. Mais plus profondément, ces femmes vivent au cour de toutes les distorsions de la société néo-libérale. Dans leur propres conditions de vie, en tout premier lieu, car si elles ne vivent pas la précarité financière, elles connaissent la précarité de l’emploi, l’incertitude du rappel, la mise à la retraite précoce, l’instabilité du système qui interdit de planifier une vraie vie familiale. Elles sont devenues comme beaucoup d’entre nous des objets anonymes de production. Mais cette nouvelle barbarie, elles la vivent aussi dans les urgences, dans leurs contacts avec les anciens psychiatrisés qui ne jouissent d’aucun encadrement, avec ceux qui n’ont pas pris leurs médicaments parce qu’ils ont choisi de manger plutôt que de payer la franchise. Ces femmes vivent, dans leur vie personnelle et dans leur vie professionnelle, le «désordre contagieux».
Contagieuses de cette peste gouvernementale, elles se sont donc déclarées malades et proclament le droit à la guérison. Mais elles proclament aussi, sans l’avouer, et peut-être sans le savoir, un ras-le-bol de plus en plus répandu.
J’écris ces lignes mardi matin. Jeudi, quand vous lirez ce journal, le problème sera peut-être résolu après cette trêve qui est tout à l’honneur des infirmières. Si elles obtiennent ce qu’elles réclament, ce ne sera que justice. Depuis deux semaines, nous avons le klaxon allègre et léger quand nous passons devant un piquet de grève; nous exprimons dans les lignes ouvertes notre indignation et notre appui. Cela est bien, mais si peu. Ces femmes qui nous ont pansés, écoutés, supportés, soignés, maternés, accompagnés avec dignité vers la mort nous parlent aujourd’hui de dignité. De notre dignité à tous. Si aujourd’hui, le premier ministre les renvoie sur le trottoir, il faut que le Québec cesse de klaxonner et qu’il se mette à arpenter les trottoirs avec les infirmières, et qu’il dise à ce gouvernement que le combat des infirmières est celui de tous les Québécois.
Merci les femmes.