Grandes gueules

Voir rouge

Il y a deux ans paraissait à Paris Le Livre noir du communisme: un pavé de 1000 pages, dont le succès lui a valu d’être réimprimé au début de l’année (Éd. Robert Laffont, coll. Bouquins). Sous-titré «Crimes, terreur, répression», l’ouvrage fait étalage des ravages du communisme qui, de la révolution d’octobre à la chute du mur de Berlin, aurait fait près de 100 millions de morts.

Le Livre noir du communisme fait désormais office de bible ultime de l’anticommunisme. Les régimes rouges seraient coupables d’atrocités dont l’ampleur ferait pâlir celles du nazisme! Avec son matraquage de chiffres à l’appui, l’ouvrage apporterait la preuve, ainsi que l’écrivent Pierre Rigoulot et Ilios Yannakakis dans Un pavé dans l’Histoire, Le débat français sur Le Livre noir du communisme (Éd. Robert Laffont, 1998), que la «criminalité [constitue un] aspect central d’un phénomène communiste qu’il a su percevoir dans sa globalité historique et géographique».

À première vue, le bilan du Livre noir semble certes accablant. Sauf qu’on y manque pour le moins de nuances lorsqu’on y met les Khmers rouges et les sandinistes du Nicaragua du même côté de la balance. Et que dire, pour ne citer qu’un seul exemple, d’un chapitre intitulé Cuba: l’interminable totalitarisme tropical, dans lequel on écrit que, sous la dictature de Batista, le pays a connu «un net décollage économique», pour se contenter de préciser que «la richesse [y était] très mal répartie», et où on ne trouve pas un mot sur les effets du blocus états-unien!

Mais le problème fondamental avec Le Livre noir du communisme ne tient pas à la justesse ou non des chiffres qu’il avance, ni à son accumulation passablement morbide de récits de tortures et de tueries. L’ouvrage prétend parler du communisme, alors qu’il traite plus précisément des régimes communistes. Car le communisme est avant toute chose un projet économique, et non politique. Fondé sur un principe de propriété collective des moyens de production, il ne s’oppose pas à la démocratie mais au capitalisme, qui est basé, pour sa part, sur la propriété privée des moyens de production. Ce n’est pas le communisme en tant que tel qui a entraîné l’emprisonnement et la mort de milliers de personnes, mais des appareils d’État qui se sont servis de la collectivisation des moyens de production pour mater les individus: ce n’est pas le communisme, mais le totalitarisme qui tue.

Dans nos «démocraties», la situation est inverse. Nos régimes politiques ne tuent pas les gens; ici, c’est la structure économique qui est l’assassin: on se tue à l’ouvrage! S’il se trouve des pages noires dans l’histoire de l’humanité, un grand nombre d’entre elles sont écrites sur du papier comptable. Il n’y a qu’une seule façon de répondre au Livre noir du communisme: c’est avec Le Livre noir du capitalisme. Significativement, alors que Le Livre noir du communisme se trouve dans toutes nos librairies, Le Livre noir du capitalisme (publié par les éditions Le Temps des Cerises) n’est pas distribué ici. Bien sûr, ce n’est pas de la censure, mais simplement la loi du marché…

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Le Livre noir du communisme avance des chiffres à la pelle; Le Livre noir du capitalisme a souvent de la difficulté à préciser les siens: parce qu’ils dépassent l’imagination! Au moins vingt millions d’Indiens ont été tués pour que le continent américain devienne la propriété privée des monarchies européennes. Douze millions d’Africains sont morts dans l’esclavage. À son «Tableau noir des massacres et des guerres au XXe siècle», entre 1900 et 1997, Le Livre noir du capitalisme dénombre lui aussi son 100 millions de victimes. Mais comment mettre un chiffre sur la quantité d’ouvriers, de femmes et d’enfants qui sont morts de faim, de maladie, d’épuisement dans les mines et les usines de l’Europe du 19e siècle? Combien d’accidents de travail chaque semaine à Montréal?

On récolte des profits en semant la mort. Et sur le plan politique, la liberté d’entreprise s’accommode fort bien des dictatures qui savent s’y prendre pour casser du syndicat. Évidemment, il ne suffit pas de ternir ainsi le blason du capitalisme pour redorer celui du communisme. La lecture de ces deux Livres noirs a beau mettre plus ou moins les deux systèmes sur le même banc des accusés, il nous reste tout de même un choix à faire: de quel côté de la barricade préfère-t-on se trouver? Celui des rouges ou celui des riches?

Les femmes et les hommes les plus attachants de notre siècle n’ont certes pas tous été carrément des communistes, mais ils ont souvent été accusés de l’être par les patrons et les gouvernements. Être rouge, c’est préférer, à la compagnie des grands capitaines de l’industrie, celle de Jules Vallès et des communards, de Jean Jaurès, Maïakovski, Sacco et Vanzetti, Guevara, Allende, Neruda, Biko, et Madeleine Parent, Léa Roback et Michel Chartrand.

Les nazis envoyaient les juifs dans les camps d’extermination, mais on oublie qu’ils y mettaient également les gitans, les homosexuels et les communistes. Cela suffit à me convaincre qu’il y a plus d’honneur à être rouge qu’à être riche.