Grandes gueules

Où sont les journalistes?

Journaliste et auteur de Nouvelles douces colères (Boréal)

Petit retour sur la grève des infirmières.

Voilà un combat juste, mené dignement, qui était appuyé et compris par 80 % de la population, mais qui fut dénoncé, relativisé, banalisé, avec de rares nuances, par la très grande majorité des éditorialistes. Un tel fossé entre le sentiment populaire et les médias a de quoi inquiéter. En fait, il illustre bien comment l’ensemble de la presse écrite québécoise, sauf sur la question de l’indépendance, s’est transformée en courroie de transmission de l’orthodoxie néolibérale, du légalisme le plus aveugle et de la soumission nécessaire des petits aux diktats des grands.

Il n’en fut pas toujours ainsi. Dans cette province qui prétend se souvenir, on a tendance à oublier. Oublier, entre autres, qu’une très grande partie des progrès sociaux et économiques des années 60 et 70 ne furent possibles que grâce à des journaux comme La Presse et Le Devoir qui, s’élevant contre les pouvoirs de l’argent, appuyèrent la nationalisation de l’électricité, la destruction des syndicats financiers qui monopolisaient la capacité d’emprunter du Québec, la création du ministère de l’Éducation, l’octroi du droit de grève aux employés du secteur public, l’assurance-maladie, etc.

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Que font aujourd’hui les mêmes journaux? Ils font la chronique obséquieuse et mensongère de la croissance des puissants (baptisée noblement «croissance économique»), et de la stagnation de la majorité des citoyens, présentée comme un phénomène peut-être regrettable mais, en tout cas, dans l’ordre naturel des choses. Il n’est plus question de partager équitablement les fruits de la croissance puisqu’il faut, pour que l’économie «croisse», que l’actionnariat soit satisfait du rendement.

Quant à l’État, qu’on appelle à la rescousse pour financer le développement des grandes entreprises ou leur survie, on le met en garde et l’admoneste quand il prétend, si rarement, voler au secours de quelques exclus ou bonifier quelque mesure sociale que dix ans de coupures brutales ont rendue exsangue. Le nouvel ordre médiatique glorifie l’État providence des capitalistes et vilipende l’État providence des citoyens.

Le Québec s’agiote dans une sorte de démocratie virtuelle. Sur le plan social et économique, les trois partis tiennent, à quelques nuances près, le même discours. Les syndicats ont abandonné la critique politique pour se consacrer au difficile combat de la préservation des emplois et des conditions de travail. Politiquement, la gauche n’existe pas. Les médias se font complaisants ou anecdotiques. Nous sommes dans une démocratie du silence public et de fausse unanimité. Il n’existe plus, face au triomphant nouvel ordre néolibéral aucun contre-pouvoir.

Est-ce à dire que, unaniment, les Québécois appuient ce nouveau monde économiste? Bien sûr que non. Mais toutes les oppositions sont atomisées, séparées, ponctuelles. Les groupes populaires qui se multiplient ne parviennent à exister médiatiquement que lorsque leur action relève de la charité ou du sauvetage humanitaire. Le nouveau héros citoyen des médias est un bénévole ou un travailleur de rue mal payé qui, tant bien que mal, ramasse les morceaux cassés par le gouvernement et ses partenaires privés.

Mais celui qui, farfelu d’une ancienne époque révolue, dénonce les conséquences dramatiques de la mondialisation, celui-là, il ne fera la manchette que s’il s’enchaîne à une grille et se fait arrêter. S’opposer à la pensée unique que partagent médias, entrepreneurs et gouvernements, relève, pour nos commentateurs attitrés, au mieux de la nostalgie de Mai 68, au pire de la schizophrénie. Toute forme de critique radicale et de remise en question est banalisée et confinée – quand son auteur insiste beaucoup – à la chronique des lecteurs. Même écrire un livre, pas totalement idiot, comme je l’ai fait récemment, n’est pas suffisant pour briser le silence et susciter le débat. Les grands médias n’ont qu’à ignorer le son de cloche discordant pour qu’il n’existe pas.

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Historiquement, ce qui a fait la grandeur de la presse et du métier de journaliste, c’est leur rôle de contre-pouvoir, leur capacité d’indépendance, d’indignation et de dénonciation. Il n’y a plus, au Québec, de presse indépendante des pouvoirs qui nous gouvernent. De cette longue tradition de critique vigilante, ne restent plus que quelques journalistes privilégiés qui nous font part de leurs humeurs ponctuelles. Mais leurs humeurs, souvent perspicaces et justes, sont noyées dans un tel magma de complaisance et de silence qu’elles servent finalement de caution morale aux journaux menteurs qui publient leurs petites vérités.

La démocratie n’existe pas sans contre-pouvoirs, sans débats de fond, sans une presse indépendante capable de prendre toutes les distances, et aussi – et surtout – de donner une voix aux millions qui sont confinés aux feuilles de quartier ou de groupuscules. Il est urgent pour tous les journalistes de se poser quelques questions.

Sommes-nous heureux que le métier de journaliste s’organise de plus en plus autour du modèle de CNN ou du rédacteur de bulletin paroissial? Avons-nous envie de faire un métier qui met entre parenthèses le sort de nos lecteurs pour encenser ceux qui les mènent vers la précarité et l’incertitude? Et surtout, surtout, avons-nous envie de faire notre métier qui consiste essentiellement à briser les silences qui accommodent les menteurs?