Écrivain
Écrivain et médecin, Jacques Ferron a toujours reconnu avoir appris à faire des accouchements auprès des sages-femmes qu’il avait rencontrées en Gaspésie après la Seconde Guerre mondiale. Dans cet inédit écrit au début des années cinquante, il parle de l’évolution des relations entre la sage-femme, le médecin et l’accoucheur. Un portrait étonnant d’actualité, sinon prophétique.
Le personnage de l’accoucheur n’existe pas depuis longtemps, il disparaîtra bientôt. Son actualité est accidentelle, causée par les bouleversements du siècle. Il a pour rôle de transformer le mode d’accouchement, le faisant passer du stade familial au stade du collectivisme.
Le rôle, strictement révolutionnaire, ne peut être que transitoire. Après l’avoir arraché aux sages-femmes, l’accoucheur devra remettre l’accouchement entre les mains d’autres femmes qui, si elles ne sont pas sages, du moins seront savantes, et vider le paysage de son inquiétant personnage.
Tel est mon sujet.
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À Rivière-à-Claude, en Gaspésie, les femmes se laissaient accoucher naguère par un homme Rioux, si je ne me trompe, qui, ayant le don de Dieu pour patente, avait réussi à s’imposer comme sage-femme. Cela paraissait absurde, inconvenant, voire immoral aux habitants des autres villages; et ils avaient raison: depuis le commencement du monde jusqu’au siècle dernier, la naissance des enfants a toujours été une affaire rigoureusement féminine.
Le cas de cette sage-femme en culotte est assez rare, je pense. Je me suis empressé de le rapporter à des médecins, qui furent unanimes à le trouver anormal, pour le moins déplaisant. À l’un d’eux, le cas sembla même scandaleux, mais ensuite il se ravisa, estimant que la condamnation de Rioux pourrait entraîner la sienne. Ce que les gens de Rivière-à-Claude avaient compris: «Vous nous reprochez d’avoir un homme pour accoucheur, cela vous semble inconvenant, voire immoral: vraiment! Et les médecins, croyez-vous qu’ils sont des femmes?»
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À l’université, on m’a enseigné que les sages-femmes étaient des ignorantes. Et l’on m’a laissé croire que leur élimination avait été une ouvre pie.
Je crois aujourd’hui le contraire. Je crois que les médecins qui, avec des forceps à manche de charrue, ont succédé aux sages-femmes ne valaient pas celles-ci.
Les médecins, en s’imposant ainsi, avaient pour mobile secret d’augmenter leur revenu. Autrefois, il n’en coûtait rien pour naître. Aujourd’hui, il en coûte. Mais là n’est pas le pire, les médecins avaient d’autres armes: le mensonge et la violence. Le mensonge: ils crièrent sur tous les toits qu’eux seuls pouvaient faire un accouchement. La violence: ils firent servir à leur profit l’appareil judiciaire.
Il n’existe plus de sages-femmes. Dans les coins reculés de la province, on les a remplacées, à défaut de médecins, par des gardes-malades. La Faculté détient le monopole des accouchements, et son action ne s’arrête pas là. Le monopole n’est qu’un commencement. La sage-femme délogée, le médecin ne se contente pas de triompher à domicile; il déplace le lieu de l’accouchement; l’hôpital succède au domicile.
Et c’est là que le médecin commence à s’apercevoir qu’il est le fou de la farce. Il a délogé la sage-femme au domicile; c’est lui qui perd sa patiente à son tour, aux mains du spécialiste. Le spécialiste, lui, est débordé; il a trois ou quatre accouchements chaque jour; il s’en remet aux gardes-malades; celles-ci l’appellent pour couper le cordon. Un jour, il n’aura plus d’intérêt à couper le cordon. Ce seront les gardes-malades expérimentées qui feront les accouchements à l’hôpital.
© Succession Jacques Ferron
Pour en connaître plus, visitez le site Jacques Ferron, écrivain www.ecrivain.net/ferron
Ce texte inédit nous a été envoyé par monsieur Luc Gauvreau.